Stella Chen, Premier prix du concours Reine Elisabeth 2019. © Nicolas Maeterlinck/isopix

Fauteuils d’orchestre

Le mois de mai s’éteint et, avec lui, le concours Reine Elisabeth. Une édition 2019 violon qui est parvenue à créer de l’agitation – celle des enjeux d’une grande compétition musicale – et, bien au-delà, à nous interroger jusque dans notre identité nationale. Survol d’une institution belgicaine.

Tel le Léviathan qui traverse les flots et retourne dans les profondeurs en laissant derrière lui une onde trouble, pleine de questions, le concours musical international Reine Elisabeth de Belgique est une mythologie. Ni le concours Tchaïkovski de Moscou ni le concours Chopin de Varsovie – qui pourtant rayonnent amplement – ne jouissent d’un tel soutien de leur base. On dit le Belge modeste, minimaliste dans ses élans autocongratulatoires, l’exact opposé de son voisin français. Et pourtant, comme il s’enorgueillit, le Belge, de ces trois semaines de musique ! C’est que depuis 1937, elles façonnent très directement le paysage et l’industrie du classique, l’abreuvant d’incontestables valeurs sûres (David Oistrakh, Emil Gilels, Marie-Nicole Lemieux… Pierre-Alain Volondat ! ) Alors que le concours Long-Thibaud de Paris peine à trouver des relais dans la presse généraliste, on peut, en Belgique, parler chez sa crémière ou chez son boucher des prodiges accomplis par des candidats venus du monde entier (mais surtout de Corée du Sud). L’ancien directeur de communication de l’Elysée, passant par-là, s’émerveille :  » Jamais, en France, on ne parviendrait à programmer douze soirées de musique classique, en prime time, sur un média national.  » C’est que le Belge est mélomane…

Vertueux candidats qui étirent leur prestation au-delà des quatre-vingt minutes !

Ecce homo

Comment font-ils, ces membres du jury ? Ces dignitaires sénatoriaux de leurs disciplines ; vaillants et valeureux, bravant l’outrage du temps et qui écoutent, les oreilles écarquillées, des kilotonnes de musique, à s’en vriller les tympans ? Ceux qui passeront trois semaines entières – du soir au matin – à tenter de distinguer dans les volutes sonores qui tourbillonnent autour d’eux le grain de l’ivraie fétide ? En vérité, rien n’est si simple. On croit qu’un beau jour, dans le confort des velours de Bozar, tout prend sens. Que le premier lauréat apparaît, évident et fier, dans un nuage incandescent de Rosso Fiorentino. Parfois, c’est le cas. Comme il y a vingt ans lorsque Vadim Repin coupait la chique à tout le monde dans un concerto de Tchaïkovski dont les murs de la salle Henry Le Boeuf portent encore le secret.

Cette révélation, on avait pensé la vivre cette année au terme du récital de Daniel Kogan, en demi-finale. Le Russe avait mis tout le monde d’accord dans un programme stupéfiant de singularité, quoiqu’entaché de menues scories.  » S’il ne passe pas en finale, je me rase le crâne « , avait ainsi déclaré la violoniste Elsa de Lacerda aux micros de la RTBF – laquelle se trouva bien penaude de son élimination. Le coiffeur, d’ailleurs, l’attend toujours, avec ses cisailles… Une pianiste célèbre chuchote :  » J’ai éteint ma télé, ils ont éliminé le meilleur.  » Il faut pourtant se garder de débattre de l’irréfragable voix du jury ; même s’il n’est pas interdit de tomber à la renverse.

Du temps où nous étions…

Ils furent donc douze à disputer la finale. Douze candidats cloîtrés à la chapelle Reine Elisabeth, chacun pendant sept jours. Cent soixante-huit heures, persillées de rares instants de sommeil, pour travailler le concerto de leur choix ainsi que l’ oeuvre imposée (mettons-la en italique, car elle est aussi une institution). Vingt minutes de musique que le compositeur finlandais Kimmo Hakola – Hagrid débonnaire – a sorties de son chapeau. Cent soixante-huit heures pour étudier cette longue pièce, donnée à des musiciens perdus dans la nature du Brabant wallon, où semble s’être jouée l’ultime Sarabande d’Ingmar Bergman. Un imposé en forme d’hommage à la courbe migratoire du violon, instrument de la portabilité, embarqué dans les roulottes manouches, dans les camps de concentration et dans les paquebots de l’exil. Une pizza hawaïenne musicale, pourtant, où les idées se chevauchent indistinctement et où les pires difficultés instrumentales sont la grammaire d’un rodéo sonore aux limites de la nonchalance. Vertueux candidats qui, passé l’imposé finlandais, doivent escalader leur concerto, étirant les prestations au-delà des quatre-vingt minutes. Que de notes et de sueur !

Après un bref exil, l’Orchestre national de Belgique retrouve son bâton de maréchal, lui qui accompagne le concours depuis la nuit des temps. Il est désormais prié d’alterner avec l’Orchestre symphonique de La Monnaie et avec le Brussels Philharmonic, d’une session l’autre. Le voilà lui-même pris au jeu des comparaisons et prié de briller, soir après soir. On admire ses membres, qui forment le coussinet sur lequel bondira le félin et qui déploient des océans de concentration pour servir des compositeurs aussi différents que Beethoven et Chostakovitch. On les surprend parfois à s’endormir avec un candidat, noyés dans ce maelström, perdus dans l’océan du concours, pour retrouver enfin leur latin d’un bond désespéré. Pour eux aussi, le Concours est un concours. Et pour leur directeur musical, Hugh Wolff, qui martèle son Tchaïkovski, le grand oeuvre sera d’être complice, dans le regard et dans le geste, grand frère improvisé d’une fratrie de douze.

Si le concours est une mythologie, un joyau du trésor, c’est aussi l’un des fragments de notre Monde d’hier. Comme une étrange colonne portant notre pays. Désormais, la voilà recouverte de mousse et de salpêtre, fendillée mais vaillante, où la reine salue – un bouquet à la main – et où des traditions se perpétuent. Invariables ; malgré le temps qui fuit. Malgré toutes les questions qu’un vieux pays se pose. Ne serait-il pas, ce valeureux concours, notre madeleine de Proust qui, lorsqu’on la place entre nos lèvres, définirait ce goût, un peu mystérieux, de notre ancienne Belgique ?

Le palmarès 2019

Premier Prix : Stella Chen (Etats-Unis, 26 ans)

Deuxième Prix : Timothy Chooi (Canada, 25 ans)

Troisième Prix : Stephen Kim (Etats-Unis, 23 ans)

Quatrième Prix : Shannon Lee (Canada – Etats-Unis, 26 ans)

Cinquième Prix : Júlia Pusker (Hongrie, 27 ans)

Sixième Prix : Ioana Cristina Goicea (Roumanie – Allemagne, 26 ans)

Prix Musiq’3 et prix Canvas-Klara : Sylvia Huang (Belgique, 25 ans)

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