Faites entrer les jurés !

La mise en place de jurys populaires dans les procès criminels sème la perplexité. Dans l’archipel, exprimer un jugement individuel ne va pas de soi.

de notre Correspondant

Le Japon n’a guère l’habitude des révolutions. Il s’apprête pourtant à en vivre une de taille. Depuis ce 21 mai et pour la première fois depuis 1943, la justice nipponne est rendue avec l’aide de jurys populaires, les saiban-in. Désormais, six personnes choisies au hasard parmi les citoyens en âge de voter siégeront aux côtés de trois juges professionnels dans les procès criminels. Ensemble, ils devront se prononcer, à la majorité, sur la culpabilité de l’accusé et la sentence à appliquer.

 » Enfin !  » diront certains. La loi sur la mise en place du système remonte à cinq ans. Selon ses partisans, le texte doit  » renforcer la démocratie  » en faisant en sorte  » que le citoyen japonais ne se perçoive plus comme un sujet gouverné mais comme un sujet qui gouverne « .

Si l’objectif est louable, la réforme n’est guère populaire. Un sondage réalisé entre les 8 et 10 mai par la chaîne Nihon Terebi révèle que 48,1 % des personnes interrogées préféreraient ne pas être choisies. 36,3 % refuseraient de participer à un jury. Depuis le mois de février, le ministère de la Justice, le parquet et la Fédération des associations du barreau japonais ont reçu plusieurs dizaines de courriers appelant à l’abandon du système. Certaines missives étaient accompagnées de poches d’eau de Javel.

Le problème est que les Japonais n’ont pas envie de quitter leur emploi pour quelques jours. Surtout, ils n’aiment guère donner leur avis.  » C’est une question d’ordre culturel. La réforme va obliger les individus à s’extraire de l’anonymat protecteur de la masse et à exprimer un jugement « , note un expert juridique.  » Il existe une crainte de se prononcer sur le destin d’une personne « , ajoute une magistrate, qui souligne l’existence de la peine de mort dans le droit nippon. L’un et l’autre réclament l’anonymat, donnant au passage une illustration concrète de leur discoursà

Le gouvernement n’a pas ménagé ses efforts, pourtant.  » Le ministère de la Justice a multiplié les interventions dans les entreprises et même les écoles « , fait remarquer la magistrate. Plusieurs dizaines de simulations de procès ont été organisées à travers le pays, ainsi que des campagnes d’affichage. Une mascotte a vu le jour, comme il se doit pour tout événement de taille dans l’archipel. Et un DVD a été édité.

Tokyo a aussi pu compter sur la coopération d’entreprises, dont certaines hésitent à laisser partir leurs employés le temps d’un procès. La compagnie aérienne JAL a proposé, il y a quelques mois, des voyages aux Etats-Unis, afin d’observer sur place le fonctionnement des jurys : au programme, un séminaire avec un avocat new-yorkais et trois heures de suivi d’un procès criminel. Elle a dû y renoncer faute de volontaires.

Autre problème, les professionnels de la justice ne sont pas tous convaincus. Beaucoup renâclent à promouvoir le système. En 2008, après une simulation de procès, le barreau de Niigata a adressé au ministère une motion demandant le report de la réforme. Il estimait que l’expérience avait mis en lumière les différences d’appréciation entre  » professionnels  » et  » gens ordinaires « , enclins à se prononcer selon leurs émotions. Pour cette organisation, la justice était plus mal rendue.  » Beaucoup de juges japonais sont imbus de leur autorité, estime l’expert. En la partageant, ils craignent de l’amoindrir aux yeux du public.  » Le principe hiérarchique reste prégnant au Japon. La figure du juge est à la fois crainte et respectée.

Malgré cela, outre le magistrat, c’est toute la justice qui va devoir revoir son fonctionnement.  » Jusqu’à présent, lors d’un procès, les procureurs et les avocats soumettaient leurs arguments aux juges par écrit, dans de longs et fastidieux rapports « , rappelle Robert Precht, avocat et professeur à l’université du Montana (Etats-Unis), qui a participé à la formation des professionnels japonais de la justice à l’arrivée des saiban-in. Les procès pouvaient durer plusieurs années. Dé-sormais, ils ne dépasseront pas quelques jours et les participants devront s’exprimer à l’oral. Les membres du jury pourront poser des questions.  » Il faudra faire preuve de clarté pour bien se faire comprendre « , constate la magistrate.

Une période d’essai de trois ans

Pour Robert Precht,  » cela devrait améliorer la transparence de l’ensemble des procédures, à commencer par le déroulement de l’enquête « . Et l’avocat de rappeler que le taux de condamnation est supérieur à 99 % au Japon, un niveau qui s’explique par le fait que les confessions obtenues sont la base pour déterminer la culpabilité. Or, dans l’archipel, les interrogatoires sont menés en l’absence d’un avocat et le recours à la vidéo reste très limité. Les gardes à vue peuvent durer trois semaines et les méthodes employées pour obtenir des aveux, parfois à la limite de la torture psychologique, font souvent l’objet de critiques. Avec les jurys, les policiers pourront être appelés à s’exprimer sur le déroulement de l’enquête et donc à se justifier. Certains excès pourraient disparaître.

Les jugements eux-mêmes devraient aussi bénéficier de l’arrivée des jurys populaires.  » Aujourd’hui, les décisions reflètent souvent la sensibilité des juges. Elles s’appuient sur le degré de repentir et les normes sociales « , a pu constater l’expert. Avec le temps, une jurisprudence s’est forgée :  » Tel crime suivi de tel aveu donne telle sanction.  » Ils manquaient  » des éléments d’humanité « , que les citoyens ordinaires devraient apporter. Avec un enjeu particulier autour de la peine capitale.  » Les jurés peuvent se montrer plus durs que les juges « , redoute l’expert.

La vigueur des débats n’empêche pas Tomonao Onizawa, juge à la Cour suprême, de rester optimiste. Lui croit à la réussite d’un système qui va faire l’objet d’une période d’essai de trois ans.  » Une fois qu’ils auront vécu cette expérience, les jurés découvriront que c’est un bien. Ils en parleront et, dans dix ou vingt ans, le système sera bien accepté « , estime-t-il.  » L’intérêt des Japonais pour la justice devrait augmenter, de même que la connaissance de la loi « , précise la magistrate. Elle rappelle que le recours à des juges non professionnels existe déjà au Japon. Ils siègent dans les tribunaux du travail. Créés en 2006, ces tribunaux fonctionnent bien. La révolution est en marche.

PHILIPPE MESMER

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