FAIT D’HIVER

David Abiker

Le drame s’est produit vers 18 heures. J’en étais à la 47e minute du 10e épisode de la saison 5 de Game of Thrones lorsque c’est arrivé. Jon Snow venait de livrer une bataille perdue contre les Marcheurs blancs, il était quasiment au pied du Mur quand, dans un bruit de tête tranchée, l’écran de mon MacBook Pro est devenu noir. Noir, comme la fourrure du Lord Commandant de la Garde de nuit. Un noir complet, total, un noir final. Il est des pannes qui ressemblent au chaos. Tout s’arrête. La vie familiale, le bonheur, Noël, les vacances, les pensées sexuelles. Votre salut est suspendu à la réparation de l’ordinateur devenu, en vingt ans et cinq saisons de Game of Thrones, une sorte d’organe vital. Je pensais réellement cela – à cette dépendance aux machines qui gagne chaque jour du terrain – en poussant, le lendemain, la porte de mon revendeur réparateur agréé Apple. Yoann B. pourrait tenir le rôle d’un apothicaire rusé dans cette série ou celui d’un rebouteux bienveillant, retiré sous sa hutte au fond d’un bois magique. Ce garçon a un contact privilégié avec les forces surnaturelles et connaît mon Mac et tout ce qu’il révèle de mes faiblesses, de mes manquements, de mes lacunes d’utilisateur. Au rictus d’angoisse qui déformait mon visage ce lundi matin devant son comptoir, il a opposé un regard débonnaire.

– Alors, qu’est-ce qui vous arrive ?

– Voyez vous-même, Il (avez-vous noté comme on parle de son ordi comme on causerait d’un être vivant ? ) ne s’allume plus. Même raccordé au secteur. Notre sort est entre vos mains.

– Du calme. Faites voir un peu.

Il a pressé le bouton de mise sous tension. Rien. Il a branché l’ordinateur au secteur. Toujours rien.

– Bien, a-t-il dit, suivi d’un silence. Je vais vous poser une question. Réfléchissez bien avant de répondre…

J’ai frissonné. Il a planté ses yeux dans les miens.

– Vous utilisez combien de chargeurs ?

– Ben quatre, ai-je répondu un peu trop rapidement. Et j’ai bêtement ajouté, des chargeurs de MacBook Pro bien évidemment. Comment Yoann B. a-t-il perçu, derrière ma pupille étrangement dilatée, l’étincelle d’un mensonge par omission ? La suite de notre échange devait le révéler. Sur son visage, un faux air de Ramsay Bolton (1) quand il s’apprête à faire parler un traître. Il a repris…

– Allons, allons, on se détend. Quatre chargeurs, mais encore ?

J’ai regardé le bout de mes poulaines (2).

– Disons que j’ai aussi un chargeur de MacBook Air.

– Je vois.

– Vous voyez quoi ? ai-je chouiné, suant tel le marcassin.

– Si Messire use d’un chargeur 45 watts qu’il sollicite un peu trop, la machine peut chauffer comme l’épée dans le brasero ; alors elle dit  » halte !  » et le feu de vie quitte l’ordinateur.

Yoann B. avait cet air tranquille de celui à qui on a raconté tous les contes, toutes les légendes et carabistouilles. Pour ma part, je ressentais dans mon coeur une étrange culpabilité, mêlée du fol espoir qu’il détenait les pouvoirs qui sauveraient mon hiver. D’un geste rapide, il a dépecé le MacBook, extrait la batterie, puis l’a remontée. Et le feu de vie a de nouveau crépité en ses entrailles.

– Oh ! père Yoann, je demanderai à ma femme de vous porter une tourte aux foies de pigeons et aux petits oignons. Et à mes filles de vous préparer un sirop aux baies.

– C’est inutile, je suis actuellement en détox. Faites-moi plaisir, utilisez plutôt le bon chargeur.

De retour dans ma contrée, je me suis installé sur le trône, l’ordinateur sur les genoux (il m’arrive de regarder les très bonnes séries aux latrines). Ce qu’il advint alors de Jon Snow après la 51e minute, la crainte et la superstition m’interdisent évidemment de le révéler, sous peine d’une malédiction sur ma machine.

(1) Ramsay Bolton est le plus cruel, le plus méchant et le moins scrupuleux des personnages de Game of Thrones.

(2) Chaussures pointues médiévales.

david abiker

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