Un atelier de l'usine Continental de Francfort en 1935. Quelques années plus tard, l'équipementier a largement recouru aux détenus des camps et aux travailleurs forcés. © BELGAIMAGE

Quand les entreprises allemandes font face à leur passé nazi

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Paul Erker, un historien mandaté par Continental, a établi que l’équipementier a été « l’un des piliers de la machine de guerre » hitlérienne. Toutes les entreprises allemandes ou presque se soumettent à cette introspection. Aussi par intérêt.

Ni nazis ni résistants, tout simplement opportunistes… Du temps du nazisme, la direction de l’équipementier Continental s’est peu à peu adaptée à l’idéologie nazie, pour finalement collaborer activement avec le régime au point de devenir « l’épine dorsale de l’économie de guerre des nazis ». Telles sont les conclusions tirées par l’historien Paul Erker, dans le rapport qu’il a présenté récemment sur le rôle joué par Continental pendant le IIIe Reich.

Intitulé « Fournisseur de la guerre hitlérienne », le document de 800 pages, commandé par la direction de l’entreprise, qui a ouvert ses archives au chercheur, fait état des « horreurs ordinaires » liées à l’aryanisation, au travail forcé et au recours à la main-d’oeuvre fournie par les camps de concentration. Après la guerre, les dirigeants de Continental, à l’exception de deux cadres emprisonnés, ont été largement épargnés par un processus de dénazification plus préoccupé par les débuts de la guerre froide et la relance de la machine économique que par la culpabilité des « seconds couteaux ».

Des marches forcées

Continental produisait dans les années 1930 quantité d’articles pour la société de consommation et de loisirs nazie. Au fil du temps, « Conti », comme on appelle le groupe en interne, a adapté sa production aux besoins de l’économie de guerre, fabriquant les pneus spéciaux de la voiture du Führer mais aussi des pièces pour chars et avions, des masques à gaz et des semelles pour les chaussures des soldats. Jusqu’à 10.000 travailleurs forcés, y compris des centaines de prisonniers de guerre belges, néerlandais ou français, et des détenus des camps de concentration ont travaillé dans les usines du groupe.

« Les conditions de travail étaient inhumaines, et beaucoup de personnes ont souffert ou sont mortes à cause de Continental », a résumé le président du Directoire, Elmar Degenhart, lors de la présentation du rapport. Pour tester ses semelles de chaussures, le fabricant n’a pas hésité à signer un contrat avec le camp de concentration de Sachsenhausen, au nord de Berlin, certains techniciens du groupe ordonnant même que les tests soient effectués sous forme de marches forcées dans la neige ou sur la glace, à raison de 30 à 40 kilomètres par jour… Ceux qui tombaient à terre étaient exécutés par les gardes SS. Des détenus ont dû porter leurs chaussures sur un total de 2.200 kilomètres, selon Paul Erker, qui rapporte les propos d’un dirigeant de l’époque, Hans Oldenwald, réputé pour sa cruauté, à propos des travailleurs forcés russes – particulièrement mal traités – employés par Continental : « Lorsqu’ils seront morts, on en prendra d’autres. »

Au cours de ses quatre années de recherches, Paul Erker a eu accès aux archives internes de l’entreprise. « Ce que j’ai trouvé dans les archives ne m’a pas surpris, déclare l’historien qui avait déjà travaillé sur le passé du fabricant de liqueurs Jägermeister ou du couturier préféré d’Hitler, Hugo Boss, qui cousait ses uniformes. Le cas de Continental est symptomatique des entreprises allemandes sous le nazisme. »

Celles-ci ont commencé tardivement à s’intéresser à cette page sombre de leur histoire. « Jusque dans les années 1970, les sociétés étaient dirigées par des personnes qui avaient connu la guerre, rappelle l’historien Christopher Kopper, de l’université de Bielefeld. Ce n’est que dans les années 1980 que sont arrivés des managers nés pendant ou après le nazisme » et donc plus enclins à revenir sur le passé. Daimler, Volkswagen, BMW, Deutsche Bank, Thyssen Krupp ou IG Farben (l’inventeur du gaz Zyklon B, utilisé dans les camps de la mort)… confient l’un après l’autre à des historiens le soin de faire la lumière sur leur rôle du temps du IIIe Reich. Pourquoi Continental a-t-il attendu si longtemps ? Elmar Degenhart dit « ne pas pouvoir parler au nom des directions qui l’ont précédé ».

Dès l’été 1933, la direction de la Deutsche Bank a réfléchi à se séparer des salariés juifs, par simple opportunisme.

L’action de Bill Clinton

Les documents à la disposition des historiens sont des plus variés : protocoles de réunions de direction, échanges épistolaires avec administrations ou employeurs… « Lorsqu’une entreprise veut investir, en 1942, si elle veut ouvrir une nouvelle usine, l’échange de courriers est intense avec l’administration nazie, qui contrôle l’approvisionnement en matières premières, les moyens financiers et la main-d’oeuvre disponible, rappelle Tim Schanetzky de l’université d’Iéna. Pour un historien, ces documents deviennent particulièrement intéressants lorsqu’il y a conflit ou désaccord entre les personnes impliquées. »

L’historien Christopher Kopper, qui a publié en 2005 une enquête sur le passé nazi de la Deutsche Bank, tombe sur des échanges de lettres attestant que la direction s’intéresse tôt à l’opportunité ou non de licencier les salariés juifs de la banque. « Dès l’été 1933, la direction a réfléchi à se séparer des salariés juifs, par simple opportunisme, et nullement sous la pression des nazis, précise l’historien. A cette époque, trois directeurs juifs ont dû quitter la société. » Fin 1933, quantité d’entreprises allemandes n’avaient plus de salariés juifs.

L'action du président américain Bill Clinton en faveur des réparations aux juifs spoliés par les nazis va modifier l'attitude du gouvernement allemand à partir des années 1990.
L’action du président américain Bill Clinton en faveur des réparations aux juifs spoliés par les nazis va modifier l’attitude du gouvernement allemand à partir des années 1990.© BELGAIMAGE

« La plupart des entreprises qui se tournent vers un historien le font sous la contrainte, résume Tim Schanetzky. Le contexte a changé avec la chute du mur de Berlin, puis avec l’arrivée de l’administration Clinton. » A la chute du mur, les Occidentaux découvrent avec stupeur que les centaines de milliers de rescapés du travail forcé dans l’ancien bloc soviétique n’ont jamais bénéficié de la moindre indemnité. Les archives d’entreprises confisquées par la RDA – celles de la Deutsche Bank, par exemple – deviennent par ailleurs accessibles.

Sur la scène internationale, l’arrivée de Bill Clinton au pouvoir joue un rôle capital. C’est l’époque où la diplomatie américaine commence à s’intéresser aux questions des retraites des survivants de l’Holocauste, des oeuvres d’art spoliées par les nazis, des questions de propriété liées à l’aryanisation forcée, des comptes « orphelins » dans les banques suisses ayant appartenu à des juifs assassinés sous le nazisme… Et à l’indemnisation des travailleurs forcés. Menacées de procès retentissants aux Etats-Unis, les entreprises allemandes rejoignent massivement le fonds d’indemnisation des travailleurs forcés (environ 5 milliards d’euros, financés à parité par les entreprises et l’Etat fédéral) mis en place par l’Allemagne en 2000. A ce jour, 1,6 million de survivants du travail forcé du bloc de l’Est ont touché une indemnité unique comprise entre 400 et 7.700 euros.

On peut se demander si ces entreprises ont tiré la moindre conclusion du travail sur leur passé.

Et elles ouvrent leurs archives à des spécialistes. Les travaux des historiens mettent au jour l’ampleur du phénomène du travail forcé. Tous les grands noms de l’industrie allemande y ont eu recours ainsi qu’à la main-d’oeuvre des camps de concentration : Daimler (40 000 personnes), Volkswagen (12 000), BMW (deux tiers du nombre total des effectifs), Krupp (un tiers), Bosch, Siemens, IG-Farben… Les ouvriers allemands étaient mobilisés sur le front, le potentiel de femmes disponibles pour le marché du travail épuisé… « Les entreprises ont recouru au travail forcé plus par opportunisme que parce qu’elles y voyaient un moyen d’augmenter leurs profits, estime Paul Erker. De mon point de vue, il est faux de dire que les grands groupes allemands doivent leur richesse à l’emploi de travailleurs bon marché du temps du nazisme. Les profits des entreprises ont au contraire fondu sous le nazisme. Il n’y a que quelques exemples d’entreprises qui se sont enrichies sous le IIIe Reich, celles qui ont profité notamment de la possibilité d’acquérir des biens immobiliers très bon marché lorsque les juifs ont dû vendre leurs avoirs à perte pour fuir. »

« Les entrepreneurs se plaignaient souvent de la « mauvaise qualité » de la main-d’oeuvre que représentaient les prisonniers et travailleurs forcés, ajoute Tim Schanetzky. Ils ne sont pas considérés comme une main-d’oeuvre bon marché mais comme la seule main-d’oeuvre disponible. Dès le début des années 1940, les entreprises ont l’obsession de ne pas disposer de liquidités en cash mais d’investir tout ce qu’elles gagnent. Les patrons se souvenaient de la Première Guerre mondiale et savaient bien qu’un jour ou l’autre, on leur enverrait la facture de toutes les destructions. Et pour maintenir coûte que coûte la production ou ouvrir de nouvelles usines, il leur fallait de la main-d’oeuvre. »

Quels effets ?

Septante-cinq ans après la fin de la guerre, certains grands noms de l’industrie allemande, notamment Siemens, n’ont toujours pas accepté de se confronter à leur passé. D’autres comme Jägermeister ou Boss ont refusé la publication des études commandées, craignant un impact sur leur image de marque. D’autres ont rangé les documents sur une étagère et se sont empressées d’oublier l’enquête. « Quant on regarde Volkswagen et la Deutsche Bank, et leurs agissements quasiment criminels ces derniers temps (NDLR : les scandales des moteurs diesel truqués et les nombreuses affaires dans lesquelles la banque est impliquée), on peut se demander si ces entreprises ont tiré la moindre conclusion du travail sur leur passé », regrette Paul Erker, qui nourrit l’espoir qu’il en soit autrement avec Continental.

« La direction a décidé d’inclure la question du passé nazi à la formation des jeunes assurée par l’entreprise », souligne l’historien. Selon la directrice du personnel de Continental, l’étude montre à quel point la culture d’entreprise était « vulnérable » face aux influences externes et internes. « Les liens de Continental avec les actions du régime nazi sont une mise en garde à renforcer et défendre encore plus notre culture d’entreprise et nos valeurs d’aujourd’hui« , selon Ariane Reinhart.

Nombre d’entreprises en Allemagne redoutent une progression de l’extrême droite au sein de leurs organes de représentation du personnel.

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