Pour son troisième roman, l'écrivain irlandais revisite une période terrible de l'histoire de son pays. © Richard Gilligan

Faim de louve

Remarqué avec Un ciel rouge le matin, le romancier irlandais Paul Lynch façonne dans Grace le parcours initiatique, âpre et hanté, d’une jeune fille pugnace pendant la Grande Famine (1845-1852). Un récit historique aux résonances humaines puissantes.

Parfois comparé à William Faulkner, n’hésitant jamais à plonger dans la viscéralité des émotions, le romancier et ancien journaliste Paul Lynch trace les contours immémoriaux de l’Irlande à l’encre noiraude. Son troisième roman, touchant et térébrant, ne fait pas exception. En son coeur, Grace, tout juste adolescente. Sa mère, sous l’emprise d’un homme nommé Boggs, craint que la féminité naissante de sa fille fasse d’elle une proie. Déguisée en garçon et accompagnée de son frère Cully, Grace prend la route, tandis qu’autour d’elle, l’Irlande de la moitié du xixe siècle entre dans une période de ravages et de disette terrible…

A aucun moment, vous ne cherchez à donner des explications sur les causes de cette Grande Famine. Pourquoi ?

Grace, mon personnage, prend les événements comme ils viennent, sans contextualiser comme le ferait un historien. En tant qu’auteur, j’aurais paru suspicieux de vouloir affirmer la vérité. Bien sûr, nous avons les faits (NDLR : une contamination infectieuse des pommes de terre), mais ce qui m’intéresse, c’est que l’histoire devienne une expérience acquise. C’est à cet endroit-là, selon moi, que le romancier peut intervenir. Nous avons très peu de témoignages directs de la Grande Famine, si ce n’est à travers les classes supérieures ou des dossiers institutionnels. Par contre, du côté des gens ordinaires, pratiquement rien ne nous est parvenu.

nous nous racontons des histoires pour traverser la vie.

Etait-ce parce que beaucoup d’entre eux ne lisaient et n’écrivaient pas ?

Il y a en partie de ça, mais la raison est plus profonde. Au départ, je ne souhaitais pas écrire sur ce sujet parce que je ressentais, au fond de moi, de la honte dès que je m’en approchais. Je me suis alors dit que c’était le bon biais pour ce livre : comprendre pourquoi je ressentais ce dégoût, comme beaucoup d’Irlandais. Nous sommes une nation de survivants, c’est indéniable. Et pour y arriver, ça implique généralement de devenir voleur, menteur, filou… peut-être même tueur ! La criminalité a explosé durant cette période. Il faut se faire à cette idée : les gens qui s’en sortent ne sont pas nécessairement des héros. Et c’est ce qui arrive à Grace : c’est une ado futée, mais elle vit aussi de façon précaire. Nous comprenons d’emblée qu’elle fera tout ce qui est nécessaire pour survivre, même si plus tard ses actes la grèveront de culpabilité au point d’en perdre sa voix, faute de parvenir à digérer ça.

Vous insérez une scène qui nous montre Grace sous un jour différent : elle découvre, après avoir attaqué une carriole que le couple à l’intérieur est accompagné d’un bébé… Quel était votre objectif ?

On perçoit que sous cet être rendu monstrueux à cause de la survie, sa sensibilité est toujours là. Cependant, cette lueur n’a qu’un temps… Elle devient l’ombre qui rôdait en elle. Ce que je voulais parvenir à faire dans ce roman, c’était élever sa conscience. C’est un roman initiatique, un bildungsroman : on démarre avec elle qui est encore une enfant et on l’accompagne dans les ténèbres. On ne peut devenir  » saint  » ou  » éveillé  » que si on a compris cette ampleur noire de la vie. Son prénom (et titre du roman) est là pour témoigner de mon envie première de cette métamorphose.

Grace, par Paul Lynch, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 496 p.
Grace, par Paul Lynch, traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 496 p.

Son frère Cully incarne une malice, il diffuse un peu de joie dans les épreuves… Un personnage crucial ?

Il est essentiel d’injecter une forme de légèreté dans cette histoire chargée émotionnellement. Cully est toujours là à faire des jeux de mots, à apporter un peu d’ironie. J’avais en tête Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain ou De si jolis chevaux de Cormac McCarthy, où les personnages d’enfants sont littéralement jetés dans le monde adulte. Ils entrent en collision avec cette nouvelle sphère avec une résilience teintée de candeur et d’humour. Ils ne captent pas complètement dans quoi ils sont impliqués, quand nous, nous percevons l’ampleur de ce qui leur arrive. Et il y a quelque chose de bizarrement rafraîchissant dans leur innocence. Grace n’a aucune idée de son intelligence, peut-être même de sa beauté.

Vos romans sont essentiellement basés dans le comté de Donegal et donnent à lire une Irlande intemporelle. Quelle en est la raison ?

Cet aspect intemporel m’importe. J’aime que le lecteur imagine que ce qu’il est en train de lire aurait en réalité pu se passer à n’importe quel moment de l’histoire. Beaucoup de fictions contemporaines confondent le bruit avec le signal. J’aime bien essayer de séparer le brouhaha du moment contemporain, et comprendre ce qui fait de nous des êtres humains, de façon impérissable.

Ce que ressent Grace (la peur, l’instinct de survie, etc.) pourrait être le vécu actuel d’un réfugié syrien, par exemple ?

Ce qui se passe en Syrie est la grande catastrophe du siècle. Cette ampleur de dépossessions, de déplacements, et de disparitions a fait écho pour moi. C’est impossible à notre époque de ne pas faire face aux questions de vie et de mort, de la puissance et de l’impuissance. Elles nous éclatent au visage et sont plus prégnantes qu’elles ne l’étaient il y a une quinzaine d’année. C’est crucial d’exploiter ces réalités dans mes histoires. J’essaie de créer de l’empathie radicale. Que mon lecteur se sente dans le corps des protagonistes. Lorsqu’on est capable de faire ça, on comprend peut-être mieux sa propre existence et ce qu’on voit 24h/24 sur les chaînes de télé arabes. Dans un de mes précédents romans, Un ciel rouge le matin, mon héros Coll Coyle devait fuir et traverser l’Atlantique : le rapprochement avec les migrants est patent. L’histoire se répète. Je n’en suis pas surpris mais ça reste terrifiant qu’après toutes ces informations qui nous inondent, on n’ait pas retenu les erreurs du passé.

Tous vos livres traitent de la fragilité de la santé mentale. Vos héros sont sur le fil ténu entre folie et esprit sain…

Je m’intéresse aux niveaux les plus profonds de l’expérience humaine et je ne suis pas vraiment fan des paramètres sociaux normés. J’aime bien cette phrase de Dostoïevsky :  » Combien d’existences humaines y a-t-il dans l’existence humaine ?  » J’aime suivre mes personnages dans leurs situations de crise. J’observe comment ils combattent pour leur dignité mais aussi combien ils ploient sous la charge qui pèse sur leurs épaules. Nous pouvons tous croire en une réalité, mais elle peut varier à cause de notre stress, etc. Qui plus est, la réalité est une construction : nous nous racontons des histoires pour traverser la vie.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire