Fabius l’affranchi

Il voulait le Quai d’Orsay, François Hollande le lui a offert. Depuis, l’ancien Premier ministre prend parfois le pas sur le ministre des Affaires étrangères. Mais il s’appuie sur la relation particulière qu’il a nouée avec le président.

« Quoi de neuf, ce matin ?  » 21 mars 2013. Dans l’avion qui l’emmène aux Pays-Bas, Laurent Fabius boucle sa ceinture. Le ton est presque à la boutade, mais ses collaborateurs le savent : c’est la question sur laquelle personne ne doit sécher. Interdiction d’approcher le ministre sans avoir épluché la presse, qu’il a d’ailleurs presque toujours lue, lui aussi, de la première à la dernière page. Quoi de neuf, donc, ce matin ? On déplore un tout petit rien, un incident, une bêtise, chantait Ray Ventura en 1935 ; aujourd’hui, Madame la Marquise, il faut, il faut que l’on vous dise : le site du Figaro vient d’annoncer le rappel de l’ambassadeur de France à Bamako et son remplacement par un diplomate spécialiste des questions liées au terrorisme.

Ce départ est le dernier en date d’une série de mises à l’écart parmi les responsables du dossier malien au Quai d’Orsay, le ministère français des Affaires étrangères. Depuis quelques minutes, il suscite ainsi une certaine effervescence : une dépêche AFP, des réactions, d’autres articles… Pas de quoi entamer le flegme légendaire de Laurent Fabius :  » Les ambassadeurs changent, c’est normal.  » En pleine guerre, ou du moins alors que 4 000 soldats français sont toujours sur le terrain ?  » Ces changements n’ont rien à voir avec l’actualité.  »

 » Je suis le ministre et je prends des décisions  »

Mais l’émotion du corps policé de la diplomatie française, et ce mot de  » purge politique  » qui revient, sous couvert d’anonymat ? Fabius hausse les épaules :  » Ridicule. Je n’ai rien à faire de ces commentaires, ni des guéguerres administratives qui relèvent du : « Monsieur, il m’a pris ma gomme ! » Je suis le ministre, je prends des décisions, c’est aussi simple que ça.  »  » Toutes les nominations sont faites en concertation avec l’Elysée, rappelle un membre de son cabinet. Le ministre ne décide ni seul, ni de manière arbitraire.  »

Accusé de jouer les  » mouches du coche  »

Les diplomates, dit la rumeur, lui reprocheraient sa froideur, sa suffisance, sa distance. S’il est parfaitement exact que l’homme peut être glacial, cassant, voire déplaisant, il est aussi, depuis trente ans, victime de cette caricature de lui-même. Car Laurent Fabius est le politique qui aura suscité les plus grandes fidélités : tous ses proches ont une anecdote heureuse à raconter, un mot délicat qu’il a envoyé dans une situation douloureuse, un soutien.

Ni tout à fait lui-même, ni tout à fait cet autre : Fabius est le socialiste qui a tenu les propos les plus méprisants, les plus cinglants sur François Hollande ; mais, depuis 2011 et le succès du candidat à la primaire socialiste, il est l’un des piliers de son équipe, d’une loyauté jamais prise en défaut.  » D’abord, Laurent est légitimiste ; ensuite, il veut que ça marche, résume l’un de ses partisans. La relation qu’il a nouée avec le président est une relation directe, une relation de confiance réciproque qui fonctionne parfaitement.  »

Certains hollandais dénoncent, pourtant, une volonté répétée de jouer les  » mouches du coche  » du gouvernement : l’annonce prématurée du chiffre révisé de la croissance et de l’impossibilité de tenir l’objectif des 3 % de déficit ; celle, prématurée encore, intempestive, précisant que  » l’Algérie avait autorisé le survol sans limites  » de son territoire par les avions français en direction du Mali ; ou celle, prématurée toujours, de la diminution du nombre de soldats français sur le terrain…  » Fabius est un trop fin politique pour qu’il s’agisse de simples conneries, assure un député socialiste. S’il n’y a pas volonté de nuire, alors il y a clairement une volonté de montrer qu’il est affranchi de toute autorité supérieure.  »  » C’est le n° 2 du gouvernement, rétorque son équipe. Ce qu’il dit est le fruit d’une concertation permanente avec le chef de l’Etat. Même sur le survol de l’espace aérien algérien : il fallait montrer que l’engagement au Mali n’était pas une aventure individuelle et que, sans le soutien de l’Algérie, la France n’aurait pas pu mener ce combat.  »

Fabius et ses amis jouent l’unité de la majorité, assurent-ils : ils ne se sont pas réunis, comme ils en ont l’habitude, lors de la dernière université d’été de La Rochelle. Et lorsqu’ils se retrouvent pour déjeuner, environ une fois par mois le mardi, le ministre s’interdit le moindre commentaire sur ce qui ne relève pas de son domaine de compétence.  » Du coup, on s’ennuie à mourir !  » ironise l’un des participants, qui avoue regretter le Fabius corrosif des années anti-Hollande. Même silence lors des déjeuners que le ministre partage avec des journalistes. Le problème, c’est qu’entre les affaires intérieures, qu’il n’évoque pas, et l’actualité internationale, qu’il commente d’une langue excessivement diplomatique, il ne dit pas grand-chose, voire souvent rien. Et la presse quitte la table aussi affamée qu’elle s’y est installée. Un ministre invité il y a quelques semaines rapporte les mêmes scènes : de longs silences, ponctués de propos sans importance qui ne servent qu’à meubler.

Pourtant, Laurent Fabius est un homme heureux, souriant comme rarement depuis longtemps. Il sait même plaisanter :  » Encore vous ! lance-t-il un matin en apercevant la journaliste qui le suit pour un portrait. Attention au risque d’attachement !  » Trop aimable pour durer, la suite ne tarde pas :  » Ou de rejet…  » L’homme rêvait du Quai d’Orsay depuis qu’il a fait le deuil de son destin présidentiel – pour autant qu’une mécanique intellectuelle de cette nature puisse renoncer au seul fauteuil qui lui paraisse à sa mesure.

Désormais, il compte les tours du monde (il en est à son neuvième en nombre de kilomètres) et tente de gérer au mieux la fatigue physique : ses endormissements fréquents et inopinés font la joie de ses collègues du gouvernement. En Conseil des ministres, lors d’un déjeuner officiel, pendant une conférence internationale – soudain, Laurent Fabius pique du nez, parfois même pendant que son vis-à-vis est en train de parler. Une marque ostensible d’ennui ?  » Non, l’impossibilité de ne pas céder aux bras de Morphée, s’amuse l’un de ses collaborateurs. Philippe Séguin était pareil : à un moment, le sommeil est plus fort !  » C’est aussi un homme qui travaille la nuit, en témoignent les mails envoyés entre 3 et 5 heures du matin.  » Lors des déplacements, quand tout le monde dort dans l’avion, vous voyez une seule petite loupiote allumée : c’est lui qui travaille « , confirme un habitué. Et il arrive qu’il décroche son téléphone le samedi vers 6 h 30 :  » Je ne vous dérange pas ?  » demande-t-il poliment à l’interlocuteur qu’il vient évidemment de tirer d’un sommeil profond.

 » Sa carrière est derrière lui. Il le sait  »

Lorsqu’il est à Paris, Laurent Fabius adore regarder The Voice, télécrochet musical, l’une des émissions phares de TF 1. Il est allé voir l’exposition consacrée à Edouard Hopper, au Grand Palais, et celle sur l’impressionnisme et la mode, au musée d’Orsay. Parmi les articles le concernant, certains l’agacent plus que d’autres : ceux qui ont raillé sa passion pour l’art, et le prix payé par le Quai (environ 80 000 euros d’après Le Canard enchaîné) pour exposer quelques tableaux dans l’antichambre de son bureau.  » On installe une maquette d’Ariane dans le hall du ministère pour vendre l’excellence économique de la France, et personne ne dit rien, souligne un proche. On accroche des tableaux pour valoriser l’excellence artistique de la France, et immédiatement la presse balance l’image du grand bourgeois friqué féru de peinture. C’est pénible.  »

L’un de ses amis parle de lui comme d’un homme  » libre  » :  » Il est le seul dont Hollande est sûr qu’il ne sera pas candidat en 2017. La carrière de Laurent est derrière lui, et il le sait. Il sait aussi qu’il ne réglera pas son problème avec l’opinion, qui le considère toujours, au fond, comme un traître en puissance : il ne trouve grâce aux yeux des Français que s’il ne sort pas de son couloir.  » A bientôt 67 ans, Fabius doit donc naviguer entre une vie rêvée et la réalité. Chaque matin, il  » prend plaisir « , a-t-il confié à des étudiants à la Sorbonne, le 27 mars, à passer devant le portrait de Richelieu, grand artisan de la puissance française en Europe sous Louis XIII, l’un des premiers à façonner un véritable appareil d’Etat. Personne, dans l’amphithéâtre, ne lui a rappelé à quel point Richelieu était haï des Français lorsqu’il quitta la scène.

ELISE KARLIN

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