EXPOSITION

Guy Gilsoul Journaliste

Le palais des Beaux-Arts de Bruxelles héberge la première rétrospective du Belge Marcel Broodthaers (1924-1976). Rencontre avec l’un de ses premiers amis, le critique d’art Jean-Pierre Van Tieghem

La scène se passe la nuit, dans un café du quartier Nord à Bruxelles où, à la fin de ces années 50, les prostituées viennent, entre deux clients, boire un coup de rouge acide, puis repartent. Comme à l’accoutumée, il y a là, parmi les maquereaux, quelques égarés. Dont un poète sans le sou, Marcel Broodthaers, et un étudiant en philosophie, Jean-Pierre Van Tieghem: « On parlait des heures et des heures sans jamais se lasser, explique ce dernier, devenu depuis critique d’art. Broodthaers relisait le monde à partir de Mallarmé, de Baudelaire ou d’Artaud, mais aussi de tout ce qui, autour de nous, dans ce quotidien particulier, servirait à ses analyses. Il démontait tous les rouages de la pensée et des pratiques sociales – donc, aussi, culturelles. Toujours, on rencontrait des mécaniques enrayées que le moindre glissement de point de vue révélait avec ironie. Après avoir dynamité toutes les hiérarchies, on se séparait, jusqu’à la nuit suivante. »

Une question revenait cependant, lancinante, par-dessus tout: à quoi sert un poète? « A rien, lui semblait-il. Et, pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’écrire ou encore de bricoler d’étranges petites choses auxquelles il ne croyait pas beaucoup masi qui me fascinaient. » Broodthaers se lance ensuite dans la photographie, le cinéma, le dessin, la peinture, mais aussi le collage et, bientôt, l’installation. A chaque fois, d’autres questions surgissent. Lui qui aime se promener dans l’atelier du peintre Wiertz ou dans les salles du musée de Tervuren – il n’y avait à l’époque aucun musée d’art moderne en Belgique – s’intéresse aussi, chaque jour davantage, à l’emprisonnement de l’art dans son écrin: la culture. D’où l’idée, parmi tant d’autres, de son « Musée des Aigles » constitué, dans sa première version, de caisses vides prêtées par un transporteur d’oeuvres d’art, et qu’il disposa – et inaugura en grande pompe avec un célèbre conservateur de musée – dans son petit appartement d’alors. « Avec Marcel Broodthaers, lance Van Tieghem, il fallait surtout être prêt à l’étonnement. Il arrivait toujours, avec le sourire, là où on ne l’attendait pas. Par la dose de bon sens qui lui venait de son côté profondément bruxellois et qui portait ses angoisses, il déconcertait et séduisait simultanément. » En réalité, il puisait indifféremment aux mots subtils des poètes anciens et aux préoccupations journalières du temps: les moules, le charbon, le drapeau belge…

Au fil des ans, d’un peu partout (sauf de Belgique), on viendra le chercher et acquérir ses oeuvres. Lorsqu’en 1972 Harald Szeemann imagina la plus pertinente des Documenta de Kassel, c’est une idée de Broodthaers qui servit de fil conducteur à l’ensemble de la manifestation. Ce n’est pas un hasard si l’Allemagne, la première, reconnut en lui un des grands artistes du siècle. En réalité, comme l’Allemand Joseph Beuys, le Français Robert Filliou ou l’Américain James Lee Byars, qui, d’ailleurs étaient tous ses amis, Broodthaers était un personnage héroïque et solitaire, pas un homme d’un style ou d’une manière. Son oeuvre, finalement plus romantique qu’il pourrait y paraître à première vue, n’entre donc dans aucune catégorie, même celle de l’art conceptuel: « Dans le milieu des collectionneurs, rappelle la galeriste anversoise Any De Decker qui, dès 1966, défendit les oeuvres de l’artiste bruxellois, il était considéré comme un amuseur, un artiste mondain qu’on invitait parce qu’il racontait toujours des blagues. » Aujourd’hui, le musée de Bruxelles en fait une priorité d’achat…

Bruxelles, palais des Beaux-Arts, 23, rue Ravenstein. Jusqu’au 10 juin. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 18 heures. Nocturne, le vendredi, jusqu’à 21 heures.

Catalogue avec, entre autres, une série d’interviews réalisées par Jean-Pierre Van Tieghem.

Guy Gilsoul

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