Exclusif Comptes secrets pour enfants  » parfaits « 

Boris Thiolay Journaliste

Entre 1935 et 1945, les SS ont tenté de créer une  » race supérieure  » en élevant des bébés dans des maternités spécialisées. Ils ont aussi ouvert pour eux des livrets d’épargne que Le Vif/L’Express a retrouvés. Septante ans après, leurs titulaires en découvrent l’existence.

Notre collaborateur Boris Thiolay est l’auteur d’un livre de référence sur ces maternités : Lebensborn. La fabrique des enfants parfaits (Flammarion, 2012).

Ils sont bien là, rangés dans une armoire métallique fermée à clé. Des dizaines de petits carnets, semblables aux livrets d’épargne que nous avons connus. Sur la couverture, le nom du bénéficiaire est consigné à l’encre bleue : Angermann, Enzi, Sturm, Zippel… A l’intérieur, des dates, des colonnes d’addition, ainsi qu’un montant total en reichsmarks, la monnaie en cours sous le régime hitlérien, puis son équivalent en deutschemarks, à compter de 1948. La plupart d’entre eux sont comme neufs : personne ne les a touchés depuis des décennies. Seulement une poignée d’historiens et de juristes allemands en soupçonnaient l’existence, sans les avoir jamais vus. Jusqu’à cette froide matinée d’octobre, où Le Vif/L’Express les a tirés de l’oubli, ces documents dormaient dans les archives de l’Association catholique d’aide à la jeunesse (KFS) du diocèse de Munich.

Ces livrets d’épargne constituent probablement le dernier secret du Lebensborn, un terme de vieil allemand qui signifie  » fontaines de vie « , et renvoie à l’un des projets les plus terrifiants entrepris, entre 1935 et 1945, par les SS : donner le jour à des enfants  » parfaits « , blonds, aux yeux bleus, censés incarner la future élite du IIIe Reich. Une  » race supérieure  » destinée à régner sur le monde pendant mille ans… Dans ce but, une vingtaine de maternités furent ouvertes en Europe. Après avoir subi une  » sélection raciale « , des femmes, enceintes d’un SS ou d’un soldat de la Wehrmacht, venaient y accoucher dans un anonymat absolu. Le bébé pouvait être abandonné au Lebensborn, puis être adopté par une famille  » modèle « . Près de 20 000 SS-Kinder (enfants SS) sont ainsi nés – 10 000 en Norvège, 9 000 en Allemagne, quelques centaines ailleurs, dont plusieurs dizaines en Belgique et en France, à Lamorlaye (Oise). En 2009, nous avions retrouvé quelques-unes de ces personnes (voir Le Vif/L’Express du 12 juin), âgées de 68 ans à 76 ans. Certaines sont parvenues, au terme d’une longue quête, à dénouer le mystère de leurs incroyables origines.

467 possesseurs de carnets d’épargne recensés

Restait donc l’énigme des livrets d’épargne, ouverts à l’époque pour assurer l’avenir des poupons allemands. Les documents avaient-ils été conservés ? Où l’argent était-il passé ? Les bénéficiaires, toujours en vie, en savaient-ils quelque chose ? C’est cette histoire inédite que nous dévoilons ici, au terme de plusieurs mois de démarches en Allemagne pour retrouver les livrets et leurs titulaires… Des hommes et des femmes qui furent, bien malgré eux, des enfants  » parfaits « .

L’une d’elles se dénomme Heike Wehrle. Née le 25 mars 1941 dans une maternité SS située près de Vienne (Autriche), elle vit depuis les années 1960 avec Robert Wehrle, son mari, dans… l’Illinois, aux Etats-Unis. Or le nom de jeune fille de Mrs Wehrle apparaît dans une liasse d’archives allemandes qui recense 467 possesseurs de carnets d’épargne du Lebens- born. Enfant, Heike portait le patronyme de sa mère – Linda Enzi -, qui l’a élevée seule, après guerre. Sollicitée par téléphone, Mrs Wehrle raconte avec émotion ce qu’elle sait de son histoire. Elle n’a découvert sa véritable ascendance paternelle qu’à l’âge de 23 ans. Kurt Hoffmann, son père, était un lieutenant-colonel SS. C’était aussi, selon sa mère, un ami de Hitler. L’homme n’a jamais reconnu la petite fille, mais il avait proposé de l' » adopter  » dans sa propre famille…

Nous demandons à Heike Wehrle si elle a déjà entendu parler de son livret d’épargne.  » Jamais, jamais de la vie… répond-elle, décontenancée. J’ai même du mal à y croire.  » Les documents se trouvent pourtant bien dans les archives du KFS. Le dossier n° 3000247/531 indique qu’elle était bénéficiaire, en 1945, d’une somme équivalant à 250 euros. Un joli pactole pour l’époque. Elle n’en a rien su. Et son cas est loin d’être une exception…

Au début de novembre, nous voici à Wernigerode (Allemagne), ville de style néogothique, au coeur du parc national du Harz. Une quarantaine de membres de Lebensspuren (Traces de vie), principale association d’anciens enfants du Lebensborn, assistent à leur réunion annuelle. Costume élégant, fines lunettes, Michael Sturm, bientôt 71 ans, en est le fringant président. Il n’a fait la lumière sur son histoire familiale qu’en 2009. Sa mère avait toujours refusé de lui indiquer le nom de son père. En fait, Heinz Langmann était colonel dans la Wehrmacht. Délaissée par l’officier, la mère de Michael avait confié son fils au Lebensborn, avant de venir le récupérer en 1945.

Soixante-sept ans plus tard, en découvrant des photographies de son livret d’épargne, de couleur ocre et frappé d’une croix gammée, Michael Sturm n’en croit pas ses yeux : sa date de naissance, le 17 décembre 1941, est bien inscrite au-dessous de son nom. A l’ouverture du compte, le 24 octobre 1942, 772,50 reichsmarks (RM), soit environ 1 850 euros, y sont versés. Avec les intérêts, le livret affichait, au 15 mars 1945, un total de 1 915,31 RM : près de 4 600 euros…  » C’est ahurissant, souffle-t-il. Et je sais qu’aucun de nos adhérents n’a jamais eu la moindre information sur l’existence de cet argent.  » Il se reprend, d’une boutade :  » Je suis riche, maintenant…  »

Des victimes du nazisme jamais reconnues

Pas tout à fait, car les livrets sont périmés. Pourtant, de façon très surprenante, ils sont restés valables jusqu’en… 1978, soit trente-trois ans après la chute du IIIe Reich. Voici pourquoi. Le 3 mai 1945, des soldats américains découvrent la  » maison mère  » du Lebensborn, en Bavière. Quelques semaines plus tard, Caritas, une organisation catholique d’aide sociale, obtient l’usage des lieux et prend en charge 200 enfants abandonnés à leur sort. La branche bavaroise de Caritas hérite de certains avoirs financiers du Lebensborn. Notamment des 67 331,22 RM – soit 1,6 million d’euros – destinés aux petits pensionnaires. Juin 1948 : le deutschemark (DM) remplace le reichsmark. La valeur des livrets est alors recalculée à la baisse. Celui de Michael Sturm est désormais crédité de 83,46 DM : environ 200 euros. Mais les intérêts vont continuer d’être versés pendant trente ans, délai légal au terme duquel les livrets non réclamés tomberont en désuétude. Ainsi, en 1978, M. Sturm, âgé de 37 ans, aurait pu percevoir l’équivalent de 560 euros. Mrs Werhle, elle, aurait pu disposer de près de 250 euros.

De fait, de rares bénéficiaires ont touché leur pécule, dans un secret absolu.  » Il y a deux raisons à cela, explique l’historien allemand Georg Lilienthal. Tout d’abord, il était difficile d’identifier, si longtemps après, des personnes dont le nom avait pu être modifié du fait d’une adoption ou d’un mariage. Mais, surtout, venir réclamer cet argent revenait à désigner ses parents comme ayant été liés aux SS…  » Après 1978, les sommes non restituées furent reversées au budget d’aide sociale de la Caritas en Bavière. Il reste cependant une zone d’ombre : pourquoi ne subsiste-t-il qu’une liste de 467 bénéficiaires parmi les 9 000 SS Kinder nés en Allemagne ? Mystère.

Quoi qu’il en soit, la redécouverte de ces carnets pourrait réveiller l’histoire tragique et taboue des enfants du Lebensborn. Lesquels représentent en effet la dernière catégorie de victimes – vivantes – du nazisme, jamais reconnue par l’Etat allemand. Ils n’ont bénéficié d’aucun dédommagement, d’aucune aide.  » Nous ne réclamons pas d’argent, reprend Michael Sturm. En revanche, pourquoi l’administration n’a-t-elle pas annoncé ce qu’elle savait de ces livrets et de leur contenu ? La loi garantit à chaque citoyen l’égalité d’accès à l’information et à l’exercice de ses droits.  » Loin de revendiquer une quelconque  » cagnotte « , les ex-enfants  » parfaits  » aimeraient juste qu’on leur rende cette part oubliée de leur histoire.

Boris Thiolay

Aujourd’hui périmés, les livrets sont restés valables jusqu’en 1978, trente-trois ans après la chute du IIIe Reich

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