Europhorie

L’événement est politique, économique et symbolique. En un mot, historique. Mais ce mot-là, on ose à peine l’écrire tant il a été galvaudé. Difficile, cependant, d’en trouver un autre pour saluer l’avènement physique de l’euro, après trois années d’existence impalpable. Nombre d’Européens l’ont parfaitement compris : deux semaines avant le jour J, ils avaient déjà pillé les minikits contenant les 8 nouvelles pièces. Et à la toute fine pointe du 1er janvier 2002, ils ont récidivé avec les distributeurs de billets. Tant décriée lorsqu’elle se confond avec ses réglementations lointaines et ses sommets barnumesques, l’Europe séduirait-elle enfin ceux qui ont la chance d’y vivre ?

On entend, bien sûr, les grincheux et ceux pour qui la nouvelle devise est au mieux un embarras, au pire une hérésie. D’autant que, pour ce qui est des couacs, il y en a eu et il y en aura encore : on ne remplace pas la monnaie de plus de 300 millions d’Européens sans accrocs ni files d’attente.

Les mêmes eurosceptiques souligneront volontiers que l’euro n’a pas résolu les problèmes économiques. Que la baisse de la croissance européenne n’a pas été freinée parce que douze monnaies n’en font plus qu’une. Que la suprématie du dollar n’a pas été balayée par un nouveau-né encore chancelant. Que la Banque centrale européenne manque encore de crédibilité. Etc.

Tout cela est indiscutable.

Et, pourtant, malgré toutes les craintes irrationnelles et les réserves rationnelles qu’il suscite, malgré toutes les incertitudes qu’il ne prétend pas lever, l’euro est l’une des plus belles, sinon la plus belle des victoires remportées à ce jour par la construction européenne. Et s’il lui aura fallu trois décennies pour éclore, c’est somme toute fort peu à l’échelle d’une civilisation.

Pourquoi l’euro ? S’il est un reproche à faire dès à présent à beaucoup d’hommes politiques européens, c’est leur évident déficit d’explications. Non pas en termes de messages concrets, généreusement diffusés auuprès des consommateurs, mais bien en termes de contenu politique. Dommage. Les grands Européens -les Schmidt, Kohl, Mitterrand, Delors…- qui, malgré des opinions publiques plutôt frileuses, ont bâti cette extraordinaire aventure, ont désormais quitté la scène. Face à un aussi fabuleux héritage, on aurait pu espérer davantage d’enthousiasme de leurs successeurs, cet enthousiasme qui manque si cruellement à l’idée européenne. Il se focalise aujourd’hui surtout sur les succès pratiques du passage à l’euro. Soit. Mais gageons qu’il va bientôt se recentrer sur le sens profond de l’événement, qui écorne sérieusement l’idée de nation, concept au nom duquel tant de guerres ont été menées.

De fait, à force de ne voir en elle qu’un instrument monétaire, nous finirions par oublier que l’euro est, d’abord, un choix démocratique. Alors que la monnaie a, de tout temps, été l’arme des régnants et des conquérants, la voilà qui devient un facteur de pacification et d’équilibre. A cette échelle et de cette façon, c’est une première dans l’histoire de l’humanité. Le symbole de l’euro aurait pu être une colombe ! En effet, la fonction essentielle de la monnaie unique n’est pas de gommer les différences entre un Finlandais et un Portugais, qui donnent à l’Europe toute sa saveur multiculturelle, mais bien de cimenter la stabilité de tout un continent. Comme tout projet ambitieux et généreux, la construction européenne reste fragile. L’euro la condamne à aller de l’avant.

Il est bon, à ce propos, de se souvenir d’où l’on vient. La première tentative de création d’une monnaie européenne, à la fin des années 60, était étroitement liée, à la dégradation monétaire internationale. Pour financer leur ruineuse guerre du Vietnam, les Etats-Unis avaient tellement fait fonctionner la planche à billets que le dollar avait perdu beaucoup de sa valeur. Or le billet vert était alors la devise de référence dans un système de changes fixes. Pour tenter de calmer le jeu et de s’affranchir de l’influence américaine, le plan Werner avait imaginé, dès 1970, la création d’une union monétaire européenne. Mais il échoua, notamment parce qu’il misait toujours sur la fixité du dollar, dont la convertibilité en or fut supprimée l’année suivante par Richard Nixon.

Le serpent monétaire d’abord, le système monétaire européen (et l’écu) ensuite, tentèrent à leur tour de stabiliser davantage les marchés des changes dont les violentes fluctuations pénalisaient sérieusement les économies européennes. Sans parler des dévaluations compétitives…

Rien n’y fit : les tensions restaient vives. Il faudra donc attendre le rapport Delors (adopté en 1989) et le traité de Maastricht (1992) pour que l’Europe se lance enfin dans l’aventure de la monnaie unique.

Deux exemples récents prouvent à suffisance l’intérêt économique d’une telle entreprise : les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, d’une part, et le chaos argentin, qui pénalise particulièrement l’Espagne d’autre part, ont pu être partiellement amortis grâce à la solidité monétaire européenne.

Reste désormais une nouvelle étape à franchir : transférer le pouvoir monétaire, actuellement aux mains des banquiers centraux, à une institution politique à part entière, qui consacrera la souveraineté européenne. Cet idéal-là mérite bien de brûler les icônes du passé.

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