Euro star

L’euro a réussi son baptême du feu. Objet de toutes les curiosités, médiatisée à l’extrême, la nouvelle monnaie circule sans difficultés majeures. Reste à passer le cap des conversions mentales…

Un air de fête, beaucoup de curiosité et une pincée de bonhomie: le basculement des monnaies nationales vers l’euro s’est déroulé sans heurts. A Bruxelles, lors du feu d’artifice de la Saint-Sylvestre, quelque 20 000 personnes ont applaudi l’image fuyante du franc belge. Entre minuit et 1 heure, le 1er janvier, 600 retraits par minute ont été enregistrés dans les distributeurs de billets. Une deuxième pointe a été enregistrée entre 11 heures et midi, avec 580 retraits par minute. A 17 heures, le même jour, 800 000 billets avaient été prélevés, pour un montant total de 26,5 millions d’euros (1,06 milliard de francs)!

Jusqu’ici, le bilan est largement positif: il n’y a pas eu, comme certains le redoutaient, d’attaques massives contre les transports de fonds; les faux billets n’ont pas envahi le territoire; les prix n’ont pas explosé et les Belges, certes considérés comme europhiles, ne se méfient pas (trop) d’une devise qui facilitera les voyages et leur permettra de comparer aisément les prix pratiqués ici et là.

A l’étranger, la transition vers l’euro s’est globalement effectuée dans la même atmosphère de sérénité, teintée parfois de timidité ou d’appréhension. Le 1er janvier, près de 6 milliards de billets et 37,5 milliards de pièces en euro attendaient dans les caisses des banquiers et des commerçants, prêts à être mis en circulation auprès des 304 millions d’Européens.

Même le cap redouté du 2 janvier, premier jour d’activité économique sous le règne de l’euro, a été franchi sans encombre. En cette période de vacances scolaires, il est vrai, tout tourne au ralenti et les files d’attente dans les gares, les bureaux de poste ou à l’aéroport de Bruxelles-National ont été moins longues que prévu. Les Belges avaient manifestement anticipé les premiers aléas du grand basculement: ils ont généralement réagi avec philosophie et patience. Cette scène vécue dans une banque bruxelloise, le mercredi 2 janvier, en témoigne. Sur le coup de 9 heures, une dizaine de personnes battent le pavé dans le sas d’entrée. Dans la file, une majorité de pensionnés barrent le passage à quelques commerçants, à court de pièces et de billets en euro. Une vieille dame a apparemment le don d’agacer le guichetier, un peu stressé: ce n’est pas le meilleur moment pour vider son bas de laine. Derrière elle, la conversation s’engage. « C’était à prévoir », « Cela ne doit pas être facile pour eux », « Cela ira mieux dans quinze jours »… Résultat: 40 minutes d’attente, en moyenne.

Le même jour, la rue Neuve, l’une des artères les plus animées de la capitale, l’est moins qu’à l’habitude. Les soldes d’hiver ont été reportés au 19 janvier. Seuls quelques commerçants « distraits » ont oublié d’afficher leurs prix en euro. Certains mettent un point d’honneur à rendre la monnaie dans la nouvelle devise, même si de nombreux paiements restent effectués en francs belges. « Mais ce n’est pas facile. Il faut nous comprendre », dit cette jeune dame. Après avoir consulté sans succès sa calculette, craignant de s’emmêler les pinceaux, elle finit par restituer une pièce de 50 francs belges à un client un peu trop pressé. Plus loin, un libraire jongle avec les deux monnaies, puis trébuche sur une bêtise: il doit s’y reprendre à trois reprises avant de sortir 5 centimes de sa caisse enregistreuse, pour un journal à 33 francs payé avec 35 francs. Dur! la vie d’artiste. Au comptoir, pantoufles aux pieds, Dédé, visiblement un vieil habitué du commerçant du coin, apporte son bulletin de Lotto. L’année commence bien pour lui, il a gagné 40 euros. Mais, plutôt que de s’embarrasser de nouveaux billets de banque, il préfère investir son gain en tickets de Bingo!

Quelques râleurs…

« L’euro me gonfle déjà! » commente François Bulla, patron d’un magasin Spar à Hastière, près de Dinant. « Il y a eu un couac avec la banque et, quelques jours avant la date fatidique, je n’avais pas un seul euro en caisse. Résultat: mes employés n’ont pas été suffisamment formés. D’ailleurs, les pouvoirs publics n’ont pas assez misé sur nous. Pourtant, nous remplissons une vraie mission d’information auprès de nos clients. C’est important dans une commune comme celle-ci, où il y a beaucoup de pensionnés et de gens qui émargent au CPAS. »

Même dans les grandes surfaces, les files aux caisses semblent actuellement raisonnables et calmes. Excepté les quelques râleurs habituels. Chaque chaîne de supermarché s’est organisée pour faire face à un afflux exceptionnel de petite monnaie en francs belges. A l’entrée des magasins Carrefour, par exemple, on a installé des machines compteuses de pièces, qui changent la « vieille » monnaie en bons d’achat valables trois mois. Certains clients n’hésitent pas à apporter un seau rempli de mitraille, dont la valeur s’élève parfois à plusieurs milliers de francs. Quelques malins essaient aussi d’écouler des pièces étrangères. Mais le convertisseur, plus rusé, les refuse. Dans tous les cas, l’Euro-steward, préposé à la machine, garde le sourire…

Une certitude, en tout cas: avant même sa mise en circulation, sous la forme de pièces et de billets, l’euro était déjà populaire. Durant la période des fêtes, les ados et… leurs parents se sont rués sur les jeux de société qui mettent en scène la nouvelle monnaie. Les « eurominikits » de pièces ont fait un tabac. Et, partout dans la zone euro, composée de douze pays, le scepticisme et l’inquiétude des derniers mois ont fait progressivement place à une curiosité parfois proche de la frénésie. Le matraquage médiatique et les nombreuses campagnes d’information n’y sont pas étrangers, bien entendu. Retardée quelque peu par les attentats du 11 septembre, puis par une actualité internationale très dense durant les mois d’octobre et de novembre, une vague effarante d’articles, de reportages et de spots télévisés a complètement submergé le consommateur belge durant les dernières semaines de 2001. Difficile de rester de marbre face à un tel flot de conseils et d’informations!

D’autant que, dans le cas particulier de la Belgique, le passage à l’euro n’a pas nécessité de rupture avec le franc. Contrairement aux Français ou aux Allemands, par exemple, les Belges n’ont guère lien affectif avec leur monnaie nationale. « Chez nous, l’euro est passé comme une lettre à la poste, commente le Pr Marc Lits (UCL). Il n’y a pas eu de débat public. Il faut dire que le franc belge est arrimé au mark allemand depuis belle lurette et que la Belgique est dans une telle logique de fragmentation – les querelles entre Flamands et francophones sont homériques – que l’abandon de la monnaie n’a rencontré aucune résistance dans le monde politique. » Pour l’Observatoire du récit médiatique, Marc Lits s’est intéressé au traitement réservé par la presse à la monnaie unique. « Même si la médiatisation de l’événement est justifiée, la presse belge a assuré une réelle mise en spectacle, focalisée sur des aspects utilitaires et anecdotiques. En revanche, elle a éludé les questions de fond: quel est le rôle de la Banque centrale européenne? La cohésion européenne sera-t-elle renforcée?… »

En Belgique comme ailleurs, les efforts d’information ont ciblé toutes les catégories de la population, histoire de ne pas laisser une kyrielle de gens sur le carreau. « C’est sûr que l’euro – comme l’ordinateur et l’Internet – s’inscrit dans le contexte d’une accélération du changement de nos habitudes. Or, estime Mony Elkaïm, professeur à l’ULB, il n’est pas facile de vivre dans une situation où une partie du quotidien nous est étranger. » « D’être des touristes dans notre propre pays », poursuit Guy Quaden, le gouverneur de la Banque nationale de Belgique.

A l’approche de la date fatidique, personne n’a été oublié, semble-t-il. Les allocataires sociaux ont reçu une information spécifique. Deux courriers ont été prévus pour signifier aux pensionnés que leur pouvoir d’achat restera inchangé. Des calculettes ont été distribuées aux chômeurs de longue durée. Un effort spécial a ciblé les handicapés. Des brochures explicatives ont été traduites en turc et en arabe. Depuis plusieurs mois, quelque 20 000 personnes formées par les pouvoirs publics visitent sans relâche les CPAS et les organismes chargés de l’aide aux démunis. Sera-ce suffisant? Difficile à prévoir…

Pour certains, la transition sera longue. Au CPAS d’Ixelles (Bruxelles), par exemple, les différents montants alloués sont affichés dans les deux cours, depuis plusieurs semaines, par catégorie de minimex (isolé, cohabitant, etc.). Malgré cela, le 2 janvier, certains « clients », comme on les appelle ici, ouvrent de grands yeux, lorsqu’ils reçoivent leur assignation postale au guichet. Ils sont étonnés du petit montant que représente leur minimex en euro. « Cela dit, un surendettement est à craindre chez les ménages, parfois aisés, qui ont une tendance naturelle à vivre au-dessus de leurs moyens », commente un haut fonctionnaire de l’Etat.

D’où l’intérêt de se convertir rapidement à l’euro. Sans trébucher sur les décimales, confondre les billets, se perdre dans d’épiques exercices de gymnastique mentale ou, pire encore, méconnaître la valeur exacte de la nouvelle monnaie – 1 euro = 40,3399 francs belges -! Il faut éviter les escrocs qui se font passer pour des agents de change, refuser tout billet en francs belges qui aurait été perforé – cela signifie qu’il est théoriquement retiré de la circulation – ou encore établir au plus vite un budget en euro. Pas de stress, toutefois: en Belgique, on peut effectuer des paiements cash en francs belges jusqu’au 28 février, à minuit. En outre, quiconque ne modifie en rien son mode de consommation n’a aucun risque d’être dépaysé. C’est toujours bon à rappeler…

Cela dit, l’opération la plus délicate est purement mentale. Les gens les plus prompts à s’adapter seront ceux qui parviendront à raisonner directement dans l’autre échelle de valeurs, sans procéder à d’exaspérantes multiplications (X 40 ou X 4, puis X 10). « Chaque Belge possède en mémoire un répertoire de liaisons fermement établies entre l’argent et les biens et les services auxquels il donne accès », explique Xavier Seron, professeur de neuropsychologie à l’UCL. Exemple: au bistrot, on compare le prix de deux bières entre elles. Chez le boulanger, on en fait de même avec deux pains. De nombreux ménages utilisent leur budget mensuel comme cadre de référence. Ce sont précisément ces anciennes liaisons qu’il faut remplacer par de nouvelles. Réfléchir en euro, plutôt que de comparer chaque nouveau prix avec l’ancienne valeur en franc belge.

Philippe Engels, Thierry Denoël et Laurence van Ruymbeke

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