Etre ou ne pas être Blake et Mortimer

Neuf auteurs se sont partagé les albums de Blake et Mortimerdepuis la mort de Jacobs, avec un succès que ce dernier n’a jamais connu de son vivant. Décryptage d’un phénomène avec Yves Sente et André Juillard, à l’origine du 24e tome.

Il y a deux mystères dans Le Testament de William S., le dernier album de Blake et Mortimer, le 24e de la série depuis leur naissance en 1946, le 12e depuis la disparition de leur créateur, le Belge Edgar P. Jacobs. D’abord, le mystère autour de la véritable identité de William Shakespeare, né il y a précisément 400 ans, et au coeur de cette nouvelle aventure so british : lors d’une réception dans un palais vénitien, les convives découvrent un mannequin enfermé dans une cage vitrée depuis des siècles avec, à ses pieds, une lettre proposant de résoudre une série d’énigmes pour découvrir la véritable identité du plus célèbre des poètes et dramaturges anglais, identité autour de laquelle les spécialistes s’entre-déchirent effectivement aujourd’hui encore. Il y a ensuite une seconde énigme dans ce Testament, encore plus interpellante : c’est le succès complètement hors norme de la série à laquelle il appartient – une série a priori désuète, figée dans sa ligne claire et les années 1950.

Au moment d’écrire ces lignes, ce nouvel opus, sorti fin novembre dernier, s’est en effet déjà vendu à plus de 200 000 exemplaires en France et en Belgique, et représente le deuxième plus gros tirage de l’année 2016 (400 000 exemplaires) derrière Lucky Luke (tiens tiens, un autre héros proche du mythe et qui a, lui aussi, survécu à son géniteur). Un succès qui ne s’explique pas par ses seules qualités ou défauts : mû par des enjeux secondaires et traversé de planches infiniment chargées et bavardes, cet album-ci s’avère d’ailleurs mineur. Si on peut compter sur le capitaine Francis Blake et son acolyte, le professeur Philip Mortimer, pour résoudre le premier de ces mystères, il faut par contre se retourner vers leurs auteurs pour tenter de percer le second. Lesquels, sans cette fois détenir toutes les cartes, ont effectivement leur petite idée sur ce qu’il faut bien appeler un phénomène éditorial : du vivant de Jacobs, la série n’avait jamais atteint un tel succès.

L’ombre d’Hergé

 » Ce succès phénoménal, on ne l’explique pas non plus !  » avance d’emblée le scénariste Yves Sente, dont c’est ici, déjà, le 6e récit et le 7e album de Blake et Mortimer, tous réalisés avec André Juillard. » Mais on constate effectivement que la série cristallise tout un public. Je suis persuadé, mais c’est mon avis, que c’est avant tout lié à la ligne claire et à la filiation de l’oeuvre avec celle d’Hergé : il n’y a que cette série que je peux qualifier de mythique. Il y a des succès bien sûr, mais pas des mythes. Or, Blake et Mortimer, c’est vraiment le dernier représentant de cette école graphique, qui a marqué des générations de lecteurs. Mais qui la pratique encore aujourd’hui ? Chez les jeunes, c’est terminé. La ligne claire est une des rares écoles célébrées, mais elle n’est plus enseignée !  »

André Juillard confirme et renchérit :  » Il y a bien encore Joost Swarte, mais qui ne fait pas de la BD classique. La ligne claire demande un graphisme à la fois dépouillé et réaliste. Une Ford 1936, c’est une Ford 1936. Et il y a une composition qui lui est propre : 90 % des images y sont par exemple cadrées de manière classique, horizontales, à hauteur d’homme. Il n’y a pas ou extrêmement peu de plongées, et un point de fuite qui reste presque toujours à peu près à la même distance, le tout dans un style très épuré. C’est typiquement le Tintin des années 1935-1950, que des générations de lecteurs ont vraiment dévoré et pour qui il reste un manque, une frustration. Gamins, on a aimé ça, et on en n’a pas eu assez ! Il y a aussi la force du mythe : Jacobs n’a réalisé que douze albums, Tintin n’existe plus… Or, ce sont des univers très forts, qui n’ont pas été usés. Comme beaucoup, j’ai été fasciné par un dessin dans les pages de garde de Tintin, qui le représente au pôle Nord. Une image qui ne figure dans aucun album, aucune aventure : on a été nombreux à imaginer cette histoire non racontée ! Pareil pour Blake et Mortimer : il reste un manque, une envie d’en savoir plus, d’autant que Jacobs, au contraire d’Hergé, a laissé beaucoup de moments importants hors champ : la rencontre de Blake et Mortimer, leur adolescence, leur vie sentimentale… Il reste beaucoup à raconter. « 

Yves Sente poursuit et conclut :  » Pour les auteurs qui s’attaquent à ce mythe, ce rapport à l’enfance est fondamental. Il faut le porter avec ses tripes, que ça nous corresponde, parce que c’est vraiment très dur à faire, un album de Blake et Mortimer !  »

Madeleine et marketing

Si la réussite exceptionnelle de la série tient donc de la madeleine intergénérationnelle – qui n’a jamais offert un Blake et Mortimer ? – elle tient, aussi, du tour de force éditorial. Sentant se lever le vent de la  » marvellisation  » de la bande dessinée bien avant les autres, Média Participations, propriétaire de la série, a eu le nez creux en lançant, il y a vingt ans, une maison d’édition entièrement vouée au titre, permettant à plusieurs équipes de travailler en parallèle sur l’univers  » B et M « , assurant ainsi des sorties régulières. Et ce malgré la difficulté des chantiers, car si Sente et Juillard semblent s’y épanouir, les autres repreneurs se sont épuisés à la tâche : Ted Benoît a lâché l’affaire avant de décéder, Antoine Aubin a eu besoin de plusieurs années pour un seul album, même Jean Van Hamme se disait sec après trois tomes ! Une gageure, presque une malédiction, qui peut heureusement s’appuyer sur une machine marketing d’une redoutable efficacité.

Ainsi ce 24e album, esquinté par des critiques sans pitié voire aigris, bénéficie d’un soutien commercial lui aussi hors norme. Outre un tirage qui lui assure une belle exposition, Le Testament de William S., sorti au moment des 70 ans de la série, des 20 ans de la reprise et des 400 ans de la naissance de son protagoniste, est également édité dans un format dit à l’italienne, presque déjà épuisé, et qui donne cette fois mieux à voir les dessins de Juillard. Un important hors-série, baptisé L’Héritage Jacobs, accompagne également la sortie, et revient en détail sur cette résurrection de Blake et Mortimer,commercialement inattaquable.

Les Aventures de Blake et Mortimer, tome 24 – Le Testament de William S., par Yves Sente et André Juillard, éd. Blake et Mortimer, 64 p. (ou 192 p. au format strip).

L’Héritage Jacobs, par Jean-Luc Cambier et Eric Verhoest, éd. Blake et Mortimer, 224 p.

PAR OLIVIER VAN VAERENBERGH

 » C’est vraiment très dur à faire, un album de Blake et Mortimer !  »

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