Et si les Suisses rendaient les armes ?

La paisible Confédération en compte plus de 3 millions pour à peine 8 millions d’habitants ! C’est une passion, un sport national, dans un pays où les citoyens gardent chez eux leur fusil militaire. Mais plusieurs tueries ont renforcé les rangs des partisans d’un contrôle plus strict.

François Fumeaux n’aurait jamais imaginé un tel drame. Quelques heures auparavant, il buvait encore un verre avec Florian B. au café de la Channe d’or.  » Je n’ai aucune idée de ce qui a pu se déclencher dans sa tête, tout ce que je sais, c’est qu’il avait des problèmes familiaux « , confie cet habitant de Daillon, dans le canton suisse du Valais, à 70 kilomètres de Lausanne. Le 2 janvier dernier, ce villageois, un marginal de 33 ans, a tiré sur son oncle qui habitait en face de chez lui. Trois voisines, alertées par le bruit, ont eu le tort d’aller voir ce qui se passait : il les a abattues l’une après l’autre. Parmi elles, une jeune maman, dont le mari a également été blessé. Le couple venait de s’installer dans ce hameau de montagne aux chalets roses paisible et solidaire.

C’est le troisième pays du monde le plus armé par habitant

Les habitants de Menznau ont eu droit, eux aussi, à leur tragédie. Le 27 février, dans cette petite ville du canton de Lucerne, en Suisse alémanique, un quadragénaire dépressif d’origine kosovare, employé chez Kronospan, une usine de bois aggloméré, s’est rendu à la cantine un pistolet et un revolver dans les mains. Il a tué quatre de ses collègues et en a blessé plusieurs autres. Une vingtaine de coups de feu ont été tirés. Le tueur lui-même a été retrouvé mort. Depuis, la cantine a été détruite, car le personnel ne voulait plus y déjeuner.

Ces tueries semblables aux fusillades américaines sont exceptionnelles dans un pays réputé calme comme la Suisse. C’est dire combien elles ont choqué. Et, du coup, relancé le débat – récurrent depuis vingt ans – entre partisans et adversaires d’un durcissement de la législation sur les armes, aujourd’hui la plus libérale d’Europe. Pour l’instant, une majorité de Suisses ne sont pas prêts à les déposer. Mais les rangs des opposants s’étoffent. De son côté, l’Assemblée fédérale (le Parlement) souhaite accélérer la mise en réseau, prévue à la fin de 2014, des 26 fichiers cantonaux des détenteurs d’armes – ils ne sont pas tous informatisés.

Avec le chocolat, c’est une autre spécialité suisse. La Confédération helvétique, quoique neutre et pacifique, est le troisième pays du monde le plus équipé par habitant, après les Etats-Unis et le Yémen, selon Small Arms Survey, un institut d’études basé à Genève : 3,4 millions d’armes – 2,3 millions, d’après les chiffres officiels – seraient en circulation pour près de 8 millions d’habitants. Les Suisses sont pourtant loin d’être des tueurs en puissance : 47 homicides seulement ont été commis en 2012, la majorité sans armes à feu. En revanche, la part de celles-ci dans les suicides est élevée.

 » Tu trouveras des armes dans tous les foyers  »

La raison d’une telle profusion ? En Suisse, chaque citoyen mâle en âge de servir dans l’armée est un soldat qui garde son fusil d’assaut à domicile – tous les ans, il doit effectuer une période de réserve de trois semaines. Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSSA), une association de gauche, vient de lancer une initiative populaire pour abolir le service militaire obligatoire (SMO). Les Suisses auront donc l’occasion de se prononcer sur le sujet d’ici à la fin de 2013. Cependant, de l’avis même des promoteurs de l’abrogation du SMO, il y a peu de chances qu’il soit supprimé au profit d’une armée de volontaires. Un homme d’Eglise acquiesce :  » On a toujours pensé qu’une petite armée forte chez soi valait mieux que celle des voisins.  » En 2011, la même organisation avait proposé de créer un fichier central des détenteurs d’armes et de déposer l’arme militaire à l’arsenal. Elle s’était heurtée à l’organisation ProTell, qui ne cache pas sa parenté avec la National Rifle Association (NRA), le lobby pro-armes américain, et aux fédérations de tir, le sport national. Lors d’une votation, les Suisses avaient rejeté l’initiative à plus de 56 %. Dans le Valais, peuplé de montagnards et de chasseurs, ils étaient 62 % à choisir que rien ne bouge.

 » Ça aurait changé quoi ? demande un Valaisan, presque étonné qu’on lui pose la question. Chez nous, c’est un acquis. A moins de tomber sur un écolo invétéré qui se déclare non violent, tu trouveras des armes dans tous les foyers, souvent héritées des grands-parents.  » François Udry est dans ce cas, mais il est garde-chasse. Il a plusieurs fusils et un setter irlandais.  » Avec les guerres actuelles, le soldat en armes est un mythe dépassé, concède-t-il. A quoi ça sert d’avoir une arme à la maison ? Surtout avec les petits Suisses qui passent leur temps devant des jeux vidéo où tuer est une banalité.  » Lui-même, cependant, n’est pas prêt à remiser le mousqueton transmis par son père.  » Trop de souvenirs « , admet-il.

A Daillon même, ce n’est pas un sujet.  » Les gens n’en pensent rien, résume François Fumeaux, qui préside l’association du hameau la Villageoise. Les armes ne sont pas le problème, car on en trouve facilement. Plutôt que de tout réglementer, on devrait s’intéresser aux gens qui se marginalisent.  » Trois mois après le triple meurtre, les habitants, encore sous le choc, se sont retrouvés lors d’une soirée autour d’un psychologue. Un exposé a porté sur la solidarité dans les villages de montagne. Florian B. avait été déclaré schizophrène et placé sous tutelle. En 2005, la police lui avait retiré son armement. L’enquête devra déterminer comment cet ancien militaire s’est procuré un fusil de chasse à grenailles et un mousqueton modèle 1911.  » Cette affaire démontre qu’aucune loi n’empêche quelqu’un de commettre un acte criminel, affirme Hermann Suter, vice-président de ProTell, partisan de l’autodéfense. Même si vous collectez toutes les armes, il en trouvera toujours une pour exécuter son idée.  »

Le problème est général : ces vieux fusils d’ordonnance, avec une crosse en bois et un chargeur à cinq balles, reçus en héritage ou trouvés dans un grenier, sont rarement portés à la connaissance des autorités. Or il est aisé de s’en procurer, car ces modèles sont soumis non pas à autorisation mais à une simple déclaration. Facteur aggravant : jusqu’en 1998, aucune loi n’imposait de déclarer une vente entre particuliers. Ce qui rend tout recensement impossible. Environ 650 000 armes seulement sont connues des services fédéraux… Dans le Valais, 39 004 exactement sont recensées.  » Mais nous estimons à plus de 100 000 le nombre de pièces anciennes dans le canton « , confie un policier, lequel note toutefois une prise de conscience des Valaisans :  » Ces derniers mois, les gens sont très nombreux à se mettre en règle ou à s’en débarrasser.  »  » Le nombre de ménages avec au moins une arme a fortement diminué les quinze dernières années, notamment en raison de la diminution des effectifs de l’armée « , complète le criminologue Martin Killias. De 800 000 hommes pendant la guerre froide, elle est tombée à 150 000 de nos jours.

Il y a peu, le fusil était donné par l’armée

Reste que l’institution militaire continue d’alimenter le système. Une tradition, là encore : au terme de sa période militaire, le milicien peut conserver son fusil d’assaut, auquel on a supprimé la possibilité de tirer en rafales – d’après les experts, la rétablir n’est pas compliqué. Il y a peu, le fusil était donné par l’armée. Aujourd’hui, il faut débourser… 100 francs suisses (81 euros) et obtenir un permis d’acquisition délivré par la police cantonale à la condition d’en justifier l’usage.

Jean-Dominique Cipolla, notaire à Martigny, en possède. Sa collection comprend plus de 300 pièces, en parfait état de fonctionnement : armes anciennes et d’ordonnance suisses, kalachnikovs, fusils d’assaut américains… Et même un pistolet qui aurait appartenu au nazi Hermann Göring, un Mauser 9 millimètres acheté dans une bourse spécialisée.  » Chaque arme a une histoire « , précise le collectionneur. Mais ne lui dites pas qu’il est un fanatique armé jusqu’aux dents.  » Je suis un passionné « , corrige-t-il. Au bout de cinq minutes, ce quinquagénaire débonnaire plonge la main dans le tiroir de son bureau à maroquin vert :  » Tenez, dit-il, un pistolet Walther PP. L’arme de James Bond. Elle peut tirer pendant des heures avec précision sans s’enrayer.  » Tous ses modèles sont déclarés et rangés à l’abri des regards.

Les armes, on les voit surtout dans les quelque 3 000 sociétés de tir, dont les fêtes fédérales mobilisent près de 50 000 tireurs. Celle de Martigny a été fondée en 1820. Un énorme caribou empaillé trône dans l’entrée, gagné lors d’une compétition à Vancouver (Canada). Des sons sourds s’échappent des stands situés à l’étage supérieur, celui du tir à 300 mètres.  » Beaucoup de militaires utilisent leur fusil pour le tir sportif, explique Pierre-André Fardel, son président. Parce que c’est leur fusil, parce que leur père ou leur grand-père l’ont gardé ou parce qu’ils sont des citoyens en qui l’Etat a confiance.  » Les normes de sécurité sont édictées par l’armée, qui délègue aux fédérations l’organisation des  » tirs obligatoires  » que chaque citoyen doit accomplir durant les dix ans de son service. Martigny compte 2 000 licenciés ; la Suisse, 70 000. Les plus jeunes membres ont 10 ans et tirent à la carabine à air comprimé. Vers 17 ans, ils pourront s’inscrire chez les  » jeunes tireurs « , avant d’intégrer l’armée.  » Celle-ci a intérêt à ce qu’ils s’initient au sport, avec des instructeurs qui leur apprennent les règles de sécurité et de comportement « , souligne Fardel. Mais peu s’inscrivent au tir à 300 mètres, préférant les cibles à 10 ou 50 mètres, où les calibres sont plus petits et moins dangereux aux yeux des parents. Un policier s’en réjouit :  » La société valorise moins les armes qu’avant. Les jeunes comprennent moins qu’on puisse être passionné par le tir.  » Au pays de Guillaume Tell, le mythe perdure, mais il a du plomb dans l’aile.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL ROMAIN ROSSO – REPORTAGE PHOTO : DAVID WAGNIÈRES POUR LE VIF/L’EXPRESS

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