Est : la grande dispersion

Boris Thiolay Journaliste

De l’Allemagne à la Russie, l’Europe centrale et orientale fut, à partir du Moyen Age, le foyer actif de la diaspora ashkénaze. Un monde qui bascule avec la montée de l’antisémitisme, jusqu’à l’extermination nazie.

C’est l’histoire d’un monde disparu. Celle d’une diaspora européenne, ballottée entre migrations et persécutions, qui fut l’un des seuls liens, durant des siècles, entre l’Occident et le monde russe. Qu’y a-t-il de commun entre Gustav Mahler, Karl Marx, Romain Gary et Theodor Herzl, le fondateur du mouvement sioniste ? Ils puisent tous leurs racines dans le judaïsme ashkénaze d’Europe centrale et orientale, qui, entre le Moyen Age et le tournant du xxe siècle, du Rhin à l’Ukraine et de la Baltique à la mer Noire, devint le plus grand foyer de peuplement juif, avant d’être anéanti par la folie nazie.

Le terme ashkenaz, dans la langue rabbinique médiévale, désigne l’Allemagne. Effectivement, entre le bassin rhénan et le nord-est de la France, de petites communautés juives s’épanouissent jusqu’au xive siècle. Mais un cycle de persécutions s’ouvre à l’époque des croisades (1096 à 1291), puis avec l’irruption de la Peste noire, en 1348, en Occident, dont les juifs sont tenus pour responsables. Des communautés entières sont expulsées ou massacrées. Les groupes ashkénazes trouvent tout d’abord refuge en Allemagne, avant d’en être chassés.

Dès 1264, la Pologne octroie une charte aux communautés

Une lente migration vers l’est les mène en Autriche, en Hongrie et jusqu’en Pologne. A l’instar d’autres colons, les juifs y sont bien accueillis.  » Pour la noblesse polonaise, les juifs, disposant d’un savoir-faire, de liens commerciaux, vont constituer une classe moyenne qui assurera le développement économique du royaume, résume Sylvie-Anne Goldberg, historienne spécialiste du judaïsme à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Ces nouveaux arrivants vont contribuer à la modernisation des villes mais aussi, par exemple, devenir régisseurs de grands domaines fonciers où travaillent des serfs locaux. « 

L’installation de chaque communauté est régie par une charte, à l’image du statut de Kalisz, accordé dès 1264 par le duc de Pologne Boleslas V aux juifs de Cracovie. Ces chartes seront utilisées dans toute l’Europe centrale et orientale. En échange du paiement de l’impôt, les juifs obtiennent des privilèges : ils habitent un quartier réservé, exercent librement leur culte et leurs activités économiques. Surtout, ils bénéficient d’une véritable autonomie. Ils possèdent leurs tribunaux rabbiniques, prélèvent les impôts au sein de la collectivité. Aux xvie et xviie siècles, alors que la Pologne a poursuivi son expansion vers la Lituanie, l’Ukraine et l’actuelle Biélorussie, la mosaïque de communautés ashkénazes connaît son âge d’or. Jusqu’en 1765, le conseil des Quatre Pays, une assemblée supracommunautaire, jouera ainsi le rôle d’un  » Parlement juif « . Un quasi- Etat dans l’Etat.

 » Pour autant, la communauté n’est pas un univers clos, souligne Sylvie-Anne Goldberg. Le quartier juif n’a rien d’un ghetto. Au marché, dans la vie quotidienne au shtetl, la bourgade rurale, on se mélange. Les juifs parlent le polonais. Les Polonais, eux, comprennent le yiddish. Dans la littérature yiddish, le personnage type est l’aubergiste juif, symbole de convivialité par excellence. « 

Mais cet âge d’or connaît un brutal coup d’arrêt, en 1648, lors de la révolte des Cosaques et des paysans d’Ukraine contre l’aristocratie terrienne polonaise. Les juifs, perçus comme le symbole du pouvoir, sont massacrés par milliers. A cette époque, pour se protéger des attaques, les communautés érigent des synagogues fortifiées.

Harcelé, convoité par ses voisins, le royaume de Pologne s’effondre : en 1795, la Prusse, l’Autriche et la Russie se partagent ses territoires. Dispersés, les quelque 800 000 juifs polonais vont affronter des destins très divers. En Russie, qui va devenir le principal foyer de peuplement juif, ils seront assignés dans une  » zone de résidence  » délimitée, jusqu’à la révolution de 1917.

Le xviiie siècle voit poindre la Haskala, les  » Lumières  » juives

Au cours des xviiie et xixe siècles, le mode de vie communautaire ashkénaze est profondément ébranlé par de nouveaux courants de pensée. A la Haskala, la version juive des Lumières, favorable à l’émancipation de l’individu, répond le renouveau mystique et piétiste du mouvement hassidique. Des courants politiques majoritairement ashkénazes vont également tenter d’apporter leurs propres réponses aux crises politiques et sociales qui secouent l’Europe de l’Est du xixe siècle : montée des nationalismes, de l’antisémitisme, appauvrissement de la classe ouvrière. L’éveil du sentiment national juif débouche, en 1897, à Bâle, sur la tenue du premier congrès sioniste.  » La particularité de ce nationalisme, à ses débuts, est qu’il ne dispose pas d’un territoire. Il s’agit alors d’une nation spirituelle « , relève l’historien Henri Minczeles. En 1897, encore, à Vilnius, est fondée l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie – le Bund. Ce parti, socialiste, recommande, lui, à ses partisans de ne pas quitter l’Europe de l’Est.

Mais la grande majorité de la population ashkénaze, qui a doublé au cours du xixe siècle, cherche à fuir une existence misérable. Les paysans juifs, arrachés à leur shtetl, s’entassent dans les cités industrielles. Les pogroms, qui reprennent en Russie, poussent également à l’exil. Au tournant du siècle, plus de 2 millions de juifs vont émigrer, essentiellement vers l’Amérique.  » A l’issue de la Première Guerre mondiale, le vieux monde yiddish, et son mode de vie traditionnel, est déjà très affaibli en Europe de l’Est « , souligne Sylvie-Anne Goldberg. En 1939, avec 3,3 millions de personnes, les juifs représentaient encore 10 % de la population polonaise. Ils ne seront plus que 45 000 après la guerre. l

Boris Thiolay

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire