Esprit, es-tu là ?

Nos rapports anthropomorphiques avec la vie supposée de certains objets sont au coeur de Persona, la nouvelle exposition du Quai Branly à Paris. Le parcours, souvent déstabilisant, réunit plus de 200 pièces d’arts premiers, des créations actuelles, des objets divers et… des robots.

Que viennent faire les robots dans un musée des arts premiers sinon, comme le font les oeuvres traditionnelles d’Afrique, d’Océanie, d’Asie ou encore d’Amérique, nous rappeler que nos relations avec les objets sont parfois bien étranges. Elles ouvrent en tout cas des horizons qui dépassent de loin la seule raison. Si elles varient (mais pas tant que cela) d’une culture à l’autre, elles partagent le fait de nous accompagner et nous guider dans nos rapports avec la nature, le temps et les autres, morts ou vivants. En mêlant les exemples ethniques, les oeuvres d’art, anciennes et contemporaines, et les objets de la robotique, Persona pose plus d’une question. Sommes-nous encore, à l’heure de l’informatique et de l’intelligence artificielle, des  » personnes  » ? Comment définit-on le  » vivant  » ?  » L’objet  » est-il toujours inerte ? Quels liens établissons-nous avec lui ? Si on croise le chamane et le sorcier, on rencontre aussi Monsieur Tout-le-Monde d’ici et d’ailleurs. Si on évoque les incantations, les offrandes et la magie, on souligne, en parallèle, les liens qui unissent l’enfant et son doudou, voire l’adulte et son ordinateur, sa voiture ou son animal de compagnie. Mêlant les savoirs d’hier et d’aujourd’hui, l’exposition, riche en oeuvres spectaculaires, se divise en trois temps de réflexion et un dernier résolument interactif. Visite.

1. Il y a quelqu’un ?

Nous ne sommes pas seuls au monde, rappelle la première partie du parcours. ll arrive que nous éprouvions le sentiment d’une présence invisible. Un bruit étrange, des ombres inquiétantes, une lumière aveuglante qui en suggère la réalité. Mais est-ce pour autant une  » personne  » ? Et qu’en est-il de ces sensations lorsque le regard rencontre les monolithes du Tchad dont l’apparence humaine, comme dans La tête qui regarde de Giacometti, effleure à peine du matériau. Chez les Kanaks, il suffit, pour évoquer cet inconnu dont on sait qu’il ne répondra pas, d’enserrer une liane autour d’une pierre. En Colombie, d’écorces, de fibres végétales et de quelques pigments naturels. Si les spectres créés par l’artiste actuelle Roseline de Thélin ne sont qu’apparitions lumineuses, on remarque déjà qu’à ce stade de l’interrogation, l’anthropomorphisme s’impose. Souvent, ce sont bien des figures de personnes qu’empruntent les esprits et les morts comme dans les tupilak en ivoire de l’art inuit. Ce sont alors des  » humains  » que l’on perçoit même si, ici aussi, à leurs côtés, vivent d’autres  » personnes  » animales, végétales, aériennes ou cosmiques auxquelles on attribue des comportements humains. Dans la Mésopotamie antique, la lune  » souffre  » lors d’une éclipse. Parfois ce désir anthropomorphe amène les populations à habiller les arbres ou à baigner tendrement les pierres… En 1827, le physicien allemand Gustav Fechner affirmait que le monde dans sa totalité est bel et bien vivant. Parfois, il nous sourit. Parfois, il nous terrifie. Mais nous entend-il ? Et après tout, tout cela n’est-il pas qu’illusions ?

2. Il n’y a personne

La deuxième section se penche sur la crédibilité à accorder à de tels phénomènes. Elle s’intéresse à la manière de détecter et maîtriser les différentes présences supposées. On y découvre les recherches de Thomas Edison ou encore, des années 1920, une valise ayant appartenu à un chasseur belge de fantômes dont le nom est tombé dans l’oubli. A l’intérieur était rangé tout le petit matériel de contrôle et de détection des fraudes (talc, stéthoscope, thermomètre…) ainsi qu’un kit de survie (la machine à expresso). Ces témoins rappellent le caractère résolu et scientifique de ces associations de chercheurs à Londres nées au XIXe siècle (on y retrouve Arthur Conan Doyle) et accueillies jusqu’en 1946 dans le très vénérable British Museum. On y note combien ces présences sont imprévisibles, jamais là où on les attend, toujours là mais invisibles. C’est alors en toute logique que le visiteur rejoint l’univers des chamanes de l’Amazonie, les fantômes de Mongolie (dont la présence est perçue par le cheval du chasseur) et diverses catégories d’esprits qui, en Afrique, s’expriment à travers les vibrations des cordes d’une harpe, alors qu’au Japon les oscillations de copeaux découpés et présentés au vent, leur servent d’abri.

3. La vallée de l’étrange

Dans la troisième partie – un long vestibule habité par diverses marionnettes africaines, des masques (l’impressionnant cimier de la Cross River réalisé sur un crâne humain), des momies, des figures de cire mais aussi des prothèses, des automates (comme l’avatar de Vishnu créé par l’artiste indien Ankush Bhaskar) et des robots -, la question s’adresse directement à nos liens avec ces étranges univers. Qu’acceptons-nous ? Que rejetons-nous ? Quelles stratégies ont été mises en place pour que  » cela fonctionne  » ?  » Il y a des morts qui ne meurent pas « , écrivait l’ethnologue Lévy-Bruhl dans les années 1920. Jusqu’où sommes-nous prêts à engager notre imaginaire ? L’exemple des Love Dolls japonaises (Orient Industries à Tokyo en produit 1 000 par jour) est éclairant. La première de ces séductrices sans vie, baptisée  » ombre « , apparaît sur le marché en 1981, le mois de la fête des morts. Après avoir servi, avant d’envoyer ces corps de silicone vers une entreprise de recyclage, on leur organise… des funérailles bouddhistes. Vous avez dit étrange ?

4. La maison témoin

L’exposition se termine en apothéose. Cette fois, parcourant divers espaces dans lesquels nous allons très concrètement dialoguer avec des robots, nous sont posées les ultimes questions :  » Avec qui voulons-nous faire famille ? Quels sont ceux qui vont nous attirer ou, au contraire, nous effrayer ? Nous accueillir ou nous rejeter comme peut le faire Berenson, le robot amateur d’art ? On passera ainsi de  » La cuisine rêvée des roboticiens  » à la  » Chambre aux attachements  » puis au  » Salon anthropomorphique  » où certaines comparaisons avec le monde ethnique sont assez troublantes. De l’araignée mécanique de Daniel Corbeil (2007-2014) au robot de divination en passant par Bina, le robot qui dialogue avec les hommes de Max Aguilera- Hellweg, l’étrange coussin à enlacer dont les battements de coeur apaisent (Hiroshi Ishiguro Laboratories) ou encore l’une ou l’autre créature hybride (on songe aux oeuvres de Danny van Ryswyk), le malaise cohabite avec la fascination. Nous sommes entrés dans notre futur.

Persona. Etrangement humain, au Musée du Quai Branly, à Paris. Du 26 janvier au 13 novembre.

Par Guy Gilsoul

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