Entreprises La fin du tabac échauffe les esprits

Fini, les files de fumeurs grillant leur clope devant leur travail ? Des employeurs imposent une interdiction totale du tabac. Souvent, disent-ils, sous la pression des non-fumeurs. C’est vrai, ce mensonge ?

Depuis qu’il a repris le boulot, début janvier, Laurent est à cran.  » A cran d’arrêt « , grimace-t-il : au bureau, on ne fume plus ! Les pauses en plein air, sèche au bec, c’est terminé. Ainsi l’a décidé le comité d’entreprise, sanctions à la clé, qui ont été prévues dans le règlement de travail pour les récalcitrants. Laurent assure que la loi interdisant le tabac dans les entreprises n’en demandait pas tant. Il n’a pas tort. Rien, pourtant, n’empêche un employeur de proscrire complètement le tabac (hormis durant la pause de midi). D’ailleurs, l’idée tente de plus en plus de firmes et d’administrations, bien décidées à se débarrasser du tabagisme chez elles.

Le 1er janvier 2006, sur les lieux de travail, on était passé du régime de  » courtoisie  » (dans ce cas, un synonyme du mot laxisme) à l’égard des fumeurs à celui de la protection absolue des non-fumeurs. Pour les tireurs de clopes, c’était la porte : le changement de législation les avait relégués dans la rue et sur les parkings. Affaire classée ? Pas du tout ! Dans de nombreuses entreprises, le tabac empoisonne encore l’atmosphère. Car si fumer est un vice, la cigarette fait naître plusieurs péchés capitaux, y compris chez les non-fumeurs.

L’orgueil.  » Des firmes réalisent que la présence de fumeurs juste devant chez elles ne donne pas la meilleure image possible « , constate Bruno Melckmans, du syndicat socialiste FGTB. Pour cacher les impétrants, toutes les entreprises ne disposent pas d’une cour intérieure. Solution ? Interdiction totale de fumer.

La paresse.  » Ils sont payés pour travailler, pas pour cloper devant la porte.  » Entreprises et administrations publiques plongent sur ce type de réflexion pour en finir avec le tabac. Ainsi, cet argument est l’un de ceux avancés par des bourgmestres qui, comme récemment Claude Eerdekens (Andenne), imposent aux fonctionnaires communaux une interdiction des pauses-tabac. Plusieurs ministères fédéraux envisagent de faire de même.  » Le mouvement de culpabilisation des fonctionnaires s’accélère et la chasse aux fumeurs en fait partie « , constate François Fernandez, président national du syndicat libre de la fonction publique.

L’envie. Lorsque, juste sous vos fenêtres – ou sous celles du patron – les fumeurs font de l’ombre au soleil, ça grince dans les services !  » Dans les équipes, quand on enregistre de cinq à six sorties tabac par jour, les autres travailleurs s’estiment lésés, raconte Philippe, délégué au syndicat chrétien CSC. Chez nous, avant d’imposer une interdiction totale sans dialogue social, la direction a même évoqué un comportement antisocial des fumeurs !  »

La colère.  » Selon des calculs réalisés dans d’importantes entreprises sur des centaines d’accroc au tabac, rapporte Martial Bodo, tabacologue à l’Institut Bordet, ces derniers sortent environ douze heures par mois pour fumer.  » De quoi attiser les demandes de compensation des collègues abstinents. Fondamentalement,  » les discussions actuelles autour d’une interdiction renforcée de la cigarette révèlent généralement un problème de relations sur le lieu de travail « , constate Andrée Dubrulle, conseillère juridique à la CSC. Le tabac, un nouveau et inattendu baromètre social ? En tout cas, sa gestion attise même des ressentiments entre fumeurs : en cas d’interdiction totale, gare aux entreprises qui laissent tricher les privilégiés haut placés !

Fumer, c’est niet. Et bavarder à la machine à café ?

L’avarice. Gérer la gestion des  » in  » et des  » out  » n’est pas une sinécure pour les responsables des ressources humaines ou les chefs de service. L’existence de badges simplifie les choses : les fumeurs enregistrent toutes leurs sorties tabac. A défaut d’un système de pointeuse, on leur impose parfois un temps supplémentaire à prester.  » Plutôt que de faire travailler des fumeurs incapables de se concentrer ou de mauvaise humeur parce qu’ils sont en manque, à Courcelles, ils travaillent tous les jours quelques minutes en plus, afin de compenser le temps passé à fumer dehors « , détaille le bourgmestre Axel S£ur. Dans certaines entreprises, les fumeurs exécutent chaque jour trente dissuasives minutes en plus. Entre deux taffes, rien ne leur interdit de gloser sur la chance de ceux qui effectuent leurs heures à la minute près, y compris lorsqu’ils bavardent sans arrêt à la machine à café, se branchent sur Facebook ou effectuent leurs virements bancaires à partir de leur bureau.

Bref, face au dossier  » tabac « , les entreprises marchent sur des braises. Raison de plus, soulignent Andrée Dubrulle et Bruno Melckmans, pour tenter de résoudre les problèmes par la négociation et le dialogue, plutôt qu’en imposant des mesures d’interdiction totale du jour au lendemain. Et en  » oubliant  » que la loi de 2005 suggérait aux employeurs d’aider leurs travailleurs à arrêter de fumer en subventionnant de (coûteux) programmes d’accompagnement. Le prix du calumet de la paix ?

Selon l’étude du Crioc, publiée ce vendredi (1), pour 2008, le nombre de fumeurs réguliers se stabilise à 20 % (18 % au nord du pays, 22 % au Sud), avec une légère baisse de 2 % (1 % de francophones, 3 % de néerlandophones). Il faut cependant y ajouter 6 % de fumeurs irréguliers, dont le nombre ne varie pas.

Le groupe des 15 à 29 ans mène la danse, en raison d’un taux particulièrement élevé d’accrocs parmi les 15 à 17 ans.

Pour 2009, 21 % de fumeurs se disent décidés à arrêter. Ils étaient 26 % en 2008.

(1) D’après 3 043 interviews réalisées du 15 octobre au 15 décembre dernier.

Pascale Gruber

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire