Entrailles

Une nouvelle inédite de Vincent Engel

J’ai beaucoup hésité à raconter cette histoire. D’abord parce qu’elle est vraie – d’après ce que j’en sais. Ensuite, parce qu’un autre que moi, au moins, l’a racontée, brièvement, nichée dans un texte plus long, comme si la forme narrative se devait de reproduire la situation décrite. Enfin, parce qu’elle pose dramatiquement la question du rapport que l’art peut ou doit entretenir avec l’horreur – et celle qui en découle des éventuels tabous à ne pas transgresser. Mais j’en suis arrivé à cette conclusion – temporaire, cependant -, que je partage avec Romain Gary, que l’art est « une barbarie qui aspire à finir » et que l’artiste se sert de tout pour réaliser son travail.

L’horreur et l’oeuvre qui s’en inspire sont liées par un mouvement non pas tant tourné vers le passé, et qui irait de l’art au fait, qu’orienté vers l’avenir, partant de l’art pour pointer un horizon que nul ne connaît ni ne maîtrise encore. Cet horizon n’est autre que la mémoire de ce passé terrible, libérée de cette terreur paralysante qui, plus que tout, donne licence à l’Histoire de se répéter avec une délectation sadique.

Tout commence, pour moi, par une image, une ambiance, une atmosphère. Image sombre, l’obscurité doit être dense – mais l’imagination, quand on lui laisse la bribe sur le cou, n’est gênée par rien. Un groupe d’hommes et de femmes, soudés par la peur. Il doit faire chaud, torride. Serrés les uns contre les autres, dans cette cachette minuscule sous un plancher qui grince au moindre son – et eux qui sentent leur sang refluer au moindre grincement. Ils sont trop nombreux par rapport à l’espace offert par la cache – et si peu en regard de ceux qui sont restés à la surface, à portée de main des bourreaux. Le même hasard absurde qui les a fait naître les a rassemblés ici, sans considération pour les amitiés ou les haines qui les liaient la veille, et leur offre une chance de survivre au moment précis où leurs frères, leurs parents, leurs amours laissés en haut souffrent et meurent sans plus de raison.

Leur cachot est leur liberté, leur salut, telle une arche inespérée dans un déluge de violence. Ils représentent l’humanité: des jeunes, des vieux; des femmes, des hommes; intellectuels, marchands, religieux, notables, ouvriers, paysans, jusqu’à un vagabond, hôte impromptu, à l’instar du drame. Il y a même un enfant, un bébé endormi dans les bras de sa mère. Lui ne sait rien, il doit croire que c’est la nuit. Il a longuement tété le sein de sa mère et s’est assoupi sous ses caresses silencieuses, à peine surpris par le manquement au rituel de la berceuse.

Les bruits assourdis du massacre qui se déchaîne à la surface leur parviennent comme autant d’impérieux appels au silence et à l’immobilité les plus complets.

Quelque temps auparavant – dix minutes, une heure? – la porte, au-dessus de leurs têtes, a claqué et des pas pesants ont fait vibrer le toit de leur abri. Les conquérants parlaient fort et riaient. Ils sont repartis sans marquer de dépit particulier devant le vide des lieux. Les rescapés ont recouvré lentement leur souffle. Sans chercher à voir les visages de leurs compagnons, ils ont reconnu l’odeur de la peur et de la mort – mais aussi celle de la vie. Des ongles plantés dans un bras ont laissé des blessures qui sont, une fois que la main se desserre, un soulagement presque délicieux. L’enfant dort, il n’a rien entendu. Un bref instant, sa mère ressent l’envie de rire, un de ces rires nerveux, atroces, inhumains. Elle serre les dents. Une larme passe de sa joue à celle de son fils, comme pour le nourrir aussi de cet espoir insensé qui vient de l’agiter dangereusement.

Quand il n’y aura plus aucun bruit au dehors, ils sortiront. C’est le projet des hommes, qu’ils partagent sans s’être concertés. Sans doute ne sont-ils pas d’accord sur le délai qu’il faudra respecter, semblable à celui que nécessite le deuil. Un deuil inversé pour une résurrection inespérée, avant cette autre douleur qui les attendra, en haut, avec sa culpabilité à laquelle il leur est, pour l’heure, interdit de songer. Peu importera la longueur de ce délai; il sera le fruit de la lutte entre l’impatience des plus jeunes et la prudence des aînés. Ceux qui ont le moins à vivre sont les plus économes. Certains s’imaginent déjà, ouvrant grand bras et poumons, riant et pleurant – vivants. D’autres essaient d’évaluer le temps qu’il faudra aux fauves pour achever leur ripaille, balançant entre la peur et l’espoir – à tout prendre, cette cachette et cette attente sont une certitude rassurante et le monde extérieur, même regagné par le silence, sera encore sous le joug de la désolation.

La plupart, cependant, essaient de ne penser à rien ou marmonnent machinalement des prières qui ne susciteront pas plus de miracle que de désastre aussi longtemps que personne ne les entendra. Malgré la chaleur étouffante, la mère serre son bébé contre sa poitrine qu’elle a dénudée, dans la pénombre. Elle ne sait ce dont elle a le plus envie, en l’étreignant avec force et tendresse: se fondre en lui ou lui rouvrir le chemin de ses entrailles. Rien n’a de sens, et le temps moins encore: à quelques jours près, elle ne se serait pas posé la question.

Dehors, le tumulte s’épuise. Les plus jeunes commencent à ressentir les effets de l’espoir, de la victoire. Sans doute se reprochent-ils de n’avoir pas affronté l’ennemi, même s’il faut avoir passé tout ce temps enfoui sous terre pour oublier à quel point l’affrontement aurait été dérisoire, désespéré. Le plus instruit élabore cette sentence que le plus rustre ressent depuis la première minute à travers toutes les fibres de son corps: en certaines heures, survivre est le plus grand des courages, et le plus difficile.

Le tumulte s’épuise mais ne s’éteint pas. Comme un feu chahuté par le vent, il reprend, capricieux. Comme un feu, il durera tant que les flammes trouveront de quoi nourrir leur ardeur. Tant que la vie résistera, là-haut. Et, alors que l’attente se prolonge, personne, dans le noir, n’ose s’avouer que leur salut dépend de la célérité que les victimes mettront à mourir.

Les lattes disjointes du plancher laissent percer quelques lueurs. Les yeux qui se sont accoutumés pourraient discerner quelques traits, mais personne ne regarde son voisin, sinon parfois l’enfant blotti contre le sein de sa mère. Le sol vibre sous les bottes et les roues dont aucune ombre ne vient troubler les ombres du repère.

Soudain, une porte claque, le plancher hurle. Le sang se fige. L’enfant sursaute et tous les yeux se braquent sur lui, comme si une aveuglante clarté l’avait éclaboussé.

Il étend les bras en désordre malgré les caresses affolées que lui prodigue sa mère et sa bouche se crispe sur le cri qui sourd. Les pas, sur leurs têtes, sont lourds, tonitruants. La mère mord ses lèvres et le sang jaillit, dont elle oint son fils en l’embrassant sur la bouche pour noyer sa colère d’enfant réveillé. Elle le colle contre sa poitrine mais il se rejette en arrière de toutes ses forces. Il n’a pas faim, il dormait et il s’insurge à présent contre cette violence qu’on lui impose. La mère n’a d’yeux que pour son fils, elle cherche à condenser dans son regard tout son amour, toute son autorité, toute son impuissance. Et avant que son voisin s’empare de l’enfant, en plissant ses paupières noyées, elle lui murmure ses adieux. Son voisin est boucher, dans la vie. Et leur vie à tous dépend, en cet instant, de l’art consommé de cet homme dont les doigts experts étouffent à jamais la révolte puérile. Sans bruit ni regard, il rend à la mère le corps apaisé qu’elle se remet à bercer, noyant ses yeux dans le cou encore chaud et souple de l’enfant. Et il songe, le boucher, vieux célibataire, qu’il était juste qu’il n’ait jamais eu de descendance.

Cette histoire m’est revenue une de ces nombreuses nuits où, réveillé par ses pleurs, j’ai quitté mon lit confortable pour aller nourrir et rassurer notre fils. Dans la faible clarté d’une lampe de chevet, j’observais avec joie et fierté ce visage adoré, adorable, ces yeux où un sourire séchait déjà les larmes de l’appel. Alors qu’il tétait les dernières gorgées et que je le recouchais, après l’avoir embrassé, au milieu de ses peluches amies, je me demandais ce qu’étaient devenus, ensuite, ces lointains naufragés dont le plus jeune serait aujourd’hui un vieil homme. Avaient-ils survécu, ou avaient-ils malgré tout été découverts? Le jour même ou quelques semaines plus tard? Je l’ignore. Je refuse de l’imaginer.

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