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Ensor, es-tu là ?

Après six années de fermeture, la Maison Ensor, à Ostende, renoue avec les visiteurs. Consciencieusement restauré et augmenté d’un vaste espace interactif, le lieu ressuscite la figure de ce peintre peintre génial, pionnier moderniste parmi les plus remarquables.

Certains projets relèvent de l’art du funambule. Ils évoluent sur un fil ténu en s’abstenant du moindre faux pas qui les précipiterait dans le vide. On imagine sans peine que cette question de l’équilibre, de la proposition juste, n’a eu de cesse de travailler la Ville d’Ostende, épaulée par la Province de Flandre-Occidentale et Toerisme Vlaanderen, dans son ambition de redonner son lustre à la Maison Ensor, celle-là même où le maître vécut entre 1917 à 1949 et qui s’ouvrit pour la première fois au public en 1974. L’équation à résoudre ? On peut la résumer ainsi : comment faire revivre un précieux patrimoine empreint de mélancolie sans lui faire tourner le dos à l’époque zappeuse et hyperactive ? A cette donne initiale, il convient d’ajouter un élément compliquant sérieusement l’aventure, à savoir l’impossibilité de compter sur des oeuvres originales du peintre ostendais pour faire affluer les visiteurs – classés par le prestigieux MoMA new-yorkais au rayon des précurseurs du modernisme les plus remarquables, du niveau d’un Gauguin ou d’un Van Gogh, les tableaux d’Ensor, éparpillés du Getty Center à Los Angeles au Menard Art Museum (Japon), en passant par Téhéran et les collections privées, atteignent des sommes folles et ne sont donc plus à la portée financière des bourses publiques.

Ensor n’a jamais fait d’infidélité à la Reine des plages.  » Il aimait le lieu plus que les gens, ses relations avec le genre humain étaient compliquées.

Plutôt que jeter le gant, la cité balnéaire s’est entêtée. On veut croire qu’elle a trouvé l’énergie de mener à bien sa mission dans la prise en considération du lien fort qui attachait James Ensor (1860 – 1949) à sa ville natale – un attachement pour le moins paradoxal en ce qu’il unit une oeuvre visionnaire, au propos universel, à une localisation ultra- circonscrite. En dehors d’allers et retours à Bruxelles – il y a entre autres suivi les cours de l’Académie des beaux-arts – Ensor n’a jamais fait d’infidélité à la Reine des plages.  » Il aimait le lieu plus que les gens, ses relations avec le genre humain étaient compliquées. Aucun autre peintre n’était aussi attaché à sa ville natale. Ensor peignait non seulement des vues de mer mais aussi le port, les toits et les rues d’Ostende « , précise Xavier Tricot, écrivain et expert incollable sur le sujet. Il reste qu’Ostende a exercé une véritable fascination sur l’artiste et sa production, ce dont de nombreuses toiles témoignent en laissant entrevoir l’environnement le plus immédiat de celui qui fut l’un des instigateurs du célèbre bal du Rat mort, ce bal masqué et costumé organisé annuellement à des fins philanthropiques à Ostende depuis 1898.

C’est sur l’idée de ce lien fort à un endroit que repose la nouvelle Maison Ensor. Pour lui donner vie, la Ville a fait l’acquisition de 690 mètres carrés prélevés sur un bâtiment de coin jouxtant le domicile de celui qui fut aussi l’un des membres fondateurs du groupe bruxellois d’avant-garde Les XX (dit aussi  » Le Groupe des Vingt « ). Comme l’explique Wim Vanseveren, consultant stratégique du projet :  » Pour contextualiser la visite et l’inscrire dans la contemporanéité à la faveur de salles supplémentaires, la Ville a acheté une partie du bâtiment adjacent. Il s’agit de chambres qui appartenaient à l’ancien hôtel Providence-Regina, un endroit qu’Ensor fréquentait et aimait beaucoup. Il y venait souvent pour s’imprégner de l’atmosphère et dessiner. « 

Un nouvel espace, prélevé sur un bâtiment de coin jouxtant le domicile du peintre, compte aussi deux salles dédiées aux expositions temporaires.
Un nouvel espace, prélevé sur un bâtiment de coin jouxtant le domicile du peintre, compte aussi deux salles dédiées aux expositions temporaires.© VISIT OOSTENDE

En absorbant cet élégant patrimoine début de siècle classé, les maîtres d’ouvrage ont fait montre d’intentions subtiles consistant à cultiver l’idée de  » stigmates « .  » Il était crucial de s’adjoindre des murs qui, en plus de figurer dans l’oeuvre, gardaient, même de façon ténue, le souvenir du peintre féru de masques « , confirme Xavier Tricot. Du spiritisme ? En quelque sorte car, pour les curieux, impossible de ne pas songer aux traces que portent en eux les décors, cette façon de conserver la présence de l’absence. Pas de doute, la nouvelle mouture de la Maison Ensor réussit à convoquer le souvenir, voire l’âme, de l’artiste flamand tel qu’un magnifique portrait du photographe Maurice Antony en restitue l’aura au rez-de-chaussée du bâtiment qui lui est consacré.

Oui, il y est !

Cette expérience de communion intime avec le quotidien d’Ensor, déclinée en cinq langues (l’espagnol et l’anglais en plus des trois parlers nationaux) s’articule de deux façons. La première, inter- active et technologique, consiste en cinq salles épurées qui se prêtent parfaitement à une visite en famille – l’attention des enfants est maintenue au fil de la visite par une astucieuse enquête à mener (ils doivent identifier un faux Ensor). Cette partie-là du parcours est structurée en plusieurs thématiques qui, de la notion  » d’intérieur  » à celle de  » masque « , invitent à se glisser dans la peau de l’artiste pour comprendre les ressorts de son esthétique grotesque dont l’heure de gloire se situe entre 1886 et 1900. On découvre au fil de la visite différentes maquettes, notamment son premier atelier situé au-dessus du magasin de sa mère ; un documentaire d’époque signé par un autre Ostendais célèbre, Henri Storck ; ainsi qu’un film d’animation, autour de l’engagement du peintre, que l’on doit à Raoul Servais, premier cinéaste belge à avoir remporté une Palme à Cannes.

Aucun autre peintre n’était aussi attaché à sa ville natale. Ensor peignait non seulement des vues de mer mais aussi le port, les toits et les rues d’Ostende.

L’autre volet du tracé émeut en ce qu’il fait revivre l’un des rituels chers à ce coloriste hors pair. Si l’homme n’a pas quitté ses pénates littorales, nombreuses en revanche sont les personnalités (les peintres Felix Nussbaum, Edouard Vuillard et Maurice de Vlaminck, voire André Malraux ou l’écrivain Michel de Ghelderode) qui sont venues à lui. A tous ceux-là, le facétieux artiste imposait la même cérémonie : il les faisait mariner dans une petite salle d’attente située au fond du magasin de souvenirs qui constituait le rez-de-chaussée de maison du 29 de la Vlaanderenstraat. La boutique était un véritable cabinet de curiosités, laissé intact après le décès de l’oncle qui lui avait légué cette demeure. Poissons naturalisés, masques grotesques, coquillages, statuettes en porcelaine… autant d’objets invraisemblables qui ne manquaient pas d’introduire le visiteur de passage à l’imaginaire ensorien –  » Mon enfance a été peuplée de rêves merveilleux et la fréquentation de la boutique toute irisée de reflets de coquilles et des somptuosités des dentelles, d’étranges bêtes empaillées et des armes terribles de sauvages m’épouvantaient […] certes ce milieu exceptionnel a développé mes facultés artistiques « , écrivit Ensor à ce sujet. Toujours est-il qu’après les dix minutes de patience consacrées,  » Gust  » Van Yper, son valet de chambre, menait l’hôte au deuxième étage.

Dans le
Dans le  » Salon bleu « , pièce centrale abritant un lourd mobilier en provenance d’un bateau, rien n’a changé.© VISIT OOSTENDE/NICK-DECOMBEL

De la même façon, aujourd’hui, grâce à une rénovation exemplaire opérée sous la direction de noA Architecten – le même bureau de  » petite dimension mais de grande intensité  » qui participe à la réaffectation en musée du garage Citroën Yser, à Bruxelles – tout un chacun retrouve la magie de ce rituel qui préserve et ranime l’esprit du maître des lieux. Equipé d’un audioguide, on gravit les marches jusqu’à fouler la moquette feutrée du  » Salon bleu « , pièce centrale de l’habitat du peintre abritant un lourd mobilier en provenance d’un bateau. Rien n’y a changé. L’harmonium sur lequel Ensor a composé son ballet La Gamme d’amour, sans connaître le solfège, trône toujours au milieu de cet antre à l’atmosphère de serre chaude. De même, on a beau savoir qu’il s’agit d’une reproduction, on est épaté, comme devaient l’être les invités de l’époque, par la présence du célèbre tableau L’Entrée du Christ à Bruxelles (1888) dont les trois mètres sur quatre occupent tout un pan de mur – de son vivant, Ensor a toujours refusé de vendre cette composition qui le rendait joyeux, c’est dire si elle tient une place importante dans son oeuvre, tout autant qu’elle renseigne sur le renouveau pictural dont il s’estimait être le prophète notamment par le traitement inédit de la matière à l’aide, par exemple, de spatules et de couteaux à palette.

D’autres toiles ponctuent le décor, entre nature morte et scène macabre, ainsi de La Raie (1892) et Squelettes se disputant un pendu (1891). Sans oublier, du côté de la salle à manger attenante, un grand format splendide aux tonalités orangées, là aussi en reproduction, figurant La Mangeuse d’huîtres (1882). La composition donne à voir  » Mitche « , la soeur de l’artiste, en pleine dégustation d’un mollusque. Le tout pour une scène jugée provocatrice et trop explicitement sexuelle au moment de sa présentation au salon triennal d’Anvers. Frustré de ne pas avoir vu de tableaux originaux du visionnaire ostendais ? Bonne nouvelle, le nouvel espace compte aussi deux salles d’exposition dédiées aux expos temporaires, dont la programmation est assurée par Xavier Tricot qui officie ici en tant que curateur. En ce moment, James Ensor et Ostende réunit des toiles, dessins et gravures représentant paysages, vues urbaines et marines. L’occasion d’admirer un petit chef-d’oeuvre d’ironie, L’Appel de la sirène (1893), montrant le peintre frileux invité par une baigneuse virago triomphante à se jeter à la mer. Rien n’interdit d’y voir une métaphore du rapport compliqué qu’Ensor entretenait avec la gent féminine.

Maison Ensor : 29, Vlaanderenstraat, à Ostende. ensorstad.be

Exposition James Ensor et Ostende, jusqu’au 27 septembre prochain.

L'application
L’application  » Ensor wandeling « , pour marcher dans les pas du peintre.© VISIT OOSTENDE/NICK-DECOMBEL

Une promenade Ensor

Outre la maison fraîchement rénovée du peintre ostendais, la cité balnéaire propose une promenade en extérieur avec James Ensor pour guide. Pour ce faire, il convient de télécharger l’application  » Ensor wandeling  » sur l’App Store (5,49 euros ou… gratuitement si l’on a préalablement visité le 29 Vlaanderenstraat). Disponible elle aussi en cinq langues, cette balade d’une durée approximative de 1 h 30 trace un parcours en treize étapes qui sont autant de perspectives prises sur la carrière du peintre et sa ville natale, deux thématiques inextricablement liées comme on a pu le lire ci-avant. Si on regrette le ton un peu scolaire du parcours, on goûte néanmoins l’angle inédit permettant de jeter un autre regard sur un environnement touristique dont on peut penser à tort qu’il n’a plus rien à nous apprendre. Débutée au domicile du peintre, la balade s’achève au Mu.ZEE, institution dans laquelle une aile entière est consacrée à l’oeuvre de ce pionnier moderniste – on peut notamment y contempler d’autres tableaux originaux tels que le fameux Autoportrait avec chapeau à fleurs (1883) ou le glaçant Ma mère morte (1915).

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