Enquêteurs de Charleroi L’enlisement

Dans un climat de déliquescence au sein de la justice carolo, les enquêteurs de Jumet, chargés des affaires politico-financières, se sentent pris à la gorge par l’instruction judiciaire dont ils sont l’objet. D’autant que la ministre Milquet s’est positionnée contre eux.

Ça ne tourne pas rond au sein du monde judiciaire carolo. On s’attendait à un certain flou après le départ pour Liège de la juge France Baeckeland et du procureur du roi Christian De Valkeneer. La succession de ce duo de choc, qui a bien entamé le nettoyage du microcosme politique de la ville, s’avérait difficile. En réalité, c’est bien pis que ça. Le vide abyssal !

Excepté quelques dossiers financiers pointus, le cabinet de la juge d’instruction n’a pas été redistribué. Il manque des magistrats au parquet et au siège. Depuis peu, des avocats expérimentés du barreau de Charleroi sont réquisitionnés pour siéger en tant que juge du fond. Mieux : récemment, l’un de ces avocats mobilisés a assuré, au cours de la même audience, le rôle de juge suppléant dans un tribunal à trois juges et celui d’avocat de la défense, changeant de place selon la fonction endossée. Bien que les compétences de l’intéressé ne soient pas contestées, cela crée tout de même un certain malaise en matière d’impartialité…

Quant aux enquêteurs de Jumet, chargés des affaires politico-financières, ceux-là mêmes qui ont déterré les dossiers de La Carolorégienne, de l’ICDI et de l’ISPPC, ils sont de plus en plus démotivés. Quelques-uns ont déjà quitté le navire : ils étaient vingt-cinq, ils ne sont plus que vingt et un. Fin juin doit avoir lieu le renouvellement de leur détachement de l’OCRC (Office central de répression de la corruption) de Bruxelles vers Charleroi. Plusieurs évoquent déjà de remettre leur tablier et de regagner leurs pénates. En cause : le litige administratif qui les oppose à la hiérarchie de la police fédérale.

Rappel : il est reproché aux enquêteurs de Jumet de ne pas avoir rempli le bon formulaire pour le remboursement de leurs frais. Le détachement de ces policiers de l’OCRC leur donne le droit de percevoir des indemnités de déplacement et de repas (le midi), conformément aux statuts de la police fédérale ( lire Le Vif/L’Express du 9 mars 2012). Depuis plusieurs années, les hommes de cette cellule POLFIN remplissaient donc un formulaire F007, approprié pour les commissions rogatoires en Belgique. C’est ce qui est prévu lorsque des enquêteurs sont temporairement déplacés de leur arrondissement judiciaire.

Durant plusieurs années, les formulaires F007 ont été avalisés par la hiérarchie et le secrétariat de la police intégrée (SSGPI). Mais, depuis juin 2011, les remboursements sont gelés. Mieux : une instruction pénale et une enquête du comité P de contrôle de la police ont été ouvertes. Motif ? Les enquêteurs ont utilisé des formulaires F007 au lieu des F021. Le premier leur donne droit à une indemnité de déplacement forfaitaire entre le domicile et le lieu de travail où l’enquêteur est détaché. Le second n’indemnise que la différence de kilomètres entre la distance domicile-Jumet et la distance domicile-lieu de travail habituel. Les indemnités de repas sont également plus élevées dans le cadre du F007.

Au sein de la cellule, les policiers restent plus que jamais persuadés qu’on cherche non seulement à les toucher au portefeuille en retenant le remboursement de leurs frais, mais aussi et surtout à les discréditer. Et ce, au moment où un volet de leurs investigations les mène à Mons, via le dossier Edmée De Groeve, ancienne présidente de Charleroi Airport, étiquetée PS et proche d’Elio Di Rupo. Un volet pour lequel on cherche en vain un juge d’instruction au parquet de Mons, tous se désistant l’un après l’autre en invoquant un lien de proximité avec une personne impliquée dans le dossier…

Aujourd’hui, orphelins de la juge Baekeland, les enquêteurs ne se sentent soutenus par personne, en tout cas pas par leur ministre de tutelle. Début mars, Benoît Cambier et Dieu-Hanh Nguyen, les avocats d’une bonne moitié des policiers, avaient adressé une mise en demeure à la ministre de l’Intérieur pour que les notes de frais, bloquées depuis près d’un an maintenant, soient intégralement versées. La réponse de Joëlle Milquet (CDH) leur est parvenue deux mois plus tard : négative sur toute la ligne.

Signé par la ministre, le courrier a été, en réalité, rédigé par le service juridique de la police fédérale, comme le montrent le nom du correspondant,  » CSL Jur Valérie Vanderkelen « , et l’e-mail,  » dgs.dsj@police.be « , indiqués à l’en-tête de la lettre. Une pratique courante, nous dit-on au cabinet de l’Intérieur.  » C’est tout de même curieux que ce soit la hiérarchie de la police fédérale, partie prenante dans ce dossier délicat, qui rédige le courrier de Milquet « , observe-t-on côté syndical.

Dans sa lettre, la ministre a tout de même reconnu que l’article 6.1.3.1. du Manuel d’administration financière du personnel policier avait été modifié, comme nous l’évoquions dans Le Vif/L’Express du 9 mars. Un changement allant dans un sens désavantageux pour les policiers de Jumet. Un changement surtout très récent et très discret puisque la date de la nouvelle version n’était même pas mentionnée sur le site du SSGPI, comme c’est toujours le cas. Il s’agit d' » un oubli auquel il a été remédié entre-temps « , dit le courrier de l’Intérieur, ajoutant que, de toute façon,  » ce manuel n’a nullement un caractère normatif « . Ce qu’a confirmé, le 24 avril, un tribunal de Bruxelles devant lequel un des enquêteurs avait introduit une action en référé pour obtenir le remboursement de ses frais. Il y aura appel.

Question : si ce manuel, qui est la traduction d’une bonne partie de la réforme des polices, n’a pas de caractère normatif, sur quoi doivent se baser les policiers pour leurs notes de frais et autres procédures administratives ? Comment expliquer que la modification du manuel soit intervenue neuf mois après le gel des remboursements de frais des enquêteurs carolos ?

Dans sa missive, la ministre fait également référence à une note du grand patron de la Direction criminalité économique et financière de la police fédérale, précisant les droits financiers aux membres de son personnel. Cette note, datée du 29 novembre 2011, justifie l’emploi du formulaire F021 dans le cadre d’un détachement vers un autre arrondissement. Il est tout de même curieux que les remboursements des enquêteurs carolos aient été bloqués antérieurement, six mois avant que soit rédigée cette note. Nous savons également, document à l’appui, que, dans un courrier interne, l’auteur de la note s’est plus tard distancié de son premier écrit, se rendant compte qu’il était contraire au manuel mais aussi discriminatoire, puisque n’étaient visés que les hommes de son département, dont ceux de Jumet. Contactée par Le Vif/L’Express, Joëlle Milquet n’a pas souhaité réagir, se retranchant derrière la séparation des pouvoirs.

A la Chambre, certains élus commencent à s’interroger. Des questions parlementaires ont été posées à la ministre de l’Intérieur qui donnait l’impression d’être peu au fait de ce qui se tramait. Celle-ci a répondu le 18 avril ne pas savoir  » quand, qui, quoi, où  » la modification avait été introduite dans le Manuel d’administration financière. A peine cinq jours plus tard, elle envoyait une lettre dûment argumentée sur ce point, à Mes Cambier et Nguyen.

Bref, beaucoup de questions restent sans réponse dans cet imbroglio. Exemple : pourquoi l’instruction judiciaire concernant les notes de frais a été ouverte contre X, alors que ces notes impliquent tous les hommes de la cellule ? Cela empêche, en tout cas, les intéressés de se constituer partie civile et de pouvoir consulter le dossier pour se défendre efficacement. De là à penser qu’on tente de mettre le couvercle sur les enquêtes carolos, il n’y a qu’un pas. Nous avons demandé à plusieurs parlementaires francophones ce qu’ils en pensaient ( voir page 33).

THIERRY DENOËL

 » Curieux : la hiérarchie de la police fédérale, partie prenante au dossier, rédige le courrier de Milquet « 

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