Enfer climatisé

Quand Clairette Douhet – inséparable d’un mari « parfait », épris de tranquillité et qui file doux – parle à Dieu (de préférence dans sa salle de bains), c’est pour le prendre à témoin de l’indignité de sa fille Virginie. Une petite emmerdeuse qui, enfant, a fait une crise parce qu’elle préférait s’appeler Camille. Qui s’est mise à boiter « pour se donner un genre » lorsqu’est né son petit frère. Et qui, comble de l’horreur, a jeté le bébé dans la poubelle alors que sa mère avait le dos tourné. Heureusement, Claire Douhet s’en est aperçue à temps et a su réagir avec la dignité qui convient (« n’est-ce pas, mon Dieu! »): surtout n’en parler à personne, ne pas crier, ne pas punir et ne jamais pardonner. « Camille » sera désormais le double et la part rebelle de Virginie qui, à jamais boiteuse, vivra sa vie plutôt mal que bien (deux divorces et une vie professionnelle « réussie » mais frustrante), avec, en elle, le secret de cet abominable non-dit maternel. Bien entendu, les choses n’en resteront pas là…

Sous la plume impitoyable d’Anne Bragance alternent les différents plans ou séquences vécus par les membres de cette famille « sans histoire(s) » et surtout par les deux femmes réduites à jouer tout au long de leur vie, sans en être dupes, les rôles convenus d’une mère aimante et d’une fille normalement attentionnée. Il n’est pourtant pas sûr que Clairette, à côté de qui la Folcoche de Bazin serait, dans la perversion, d’une transparence tonique, ait une vraie conscience de l’abjection de son comportement et de ses justifications face au divin otage de sa salle de bains. Quel composé plus méphitique imaginer dans ce « paisible » marais familial que la bonne conscience et l’égoïsme vivifiés par la bêtise? Ce qu’il y a sans doute de plus cruel dans ce texte, c’est qu’il relève moins d’un procès intenté à une fieffée salope que d’un constat. D’un regard navré sur cet enfer ordinaire et climatisé des familles où l’apparente « cohésion », voire les amours que l’on célèbre dans les mairies à l’enseigne de métaux précieux peuvent ne reposer que sur le « mal-entendu » d’un « non-dit » jalousement gardé. Survienne un élément qui, d’une façon ou d’une autre, attaque cette fragile fondation et, comme cela se passe entre nations, l’équilibre des tensions se rompt, et le Casus belli surgit avec toutes ses conséquences dévastatrices. Si le silence est d’or, il peut aussi être d’horreur.

Casus belli, par Anne Bragance. Actes Sud, 240 p.

DE GHISLAIN COTTON

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