Vierge à l'enfant dite Madone de Louvain, Bernard van Orley, c. 1520. © Archivo fotográfico. Museo Nacional del Prado. Madrid.

En route vers Bruegel

Deux remarquables expositions au Palais des beaux-arts de Bruxelles donnent le coup d’envoi de l’année qui consacre les 450 ans de la mort de Bruegel. L’une lève le voile sur Bernard van Orley, l’autre s’arrête sur l’art de l’estampe.

Sous l’alléchant intitulé Bruegel et son temps, Bozar propose une double programmation ayant pour toile de fond la Renaissance aux Pays-Bas méridionaux. Ce choix peut être interprété comme une manière de planter le décor d’un siècle trépidant qui fut celui du peintre à qui l’on doit la fascinante Dulle Griet. A part pour les spécialistes de l’époque et les passionnés, il faut avouer que la figure de Bernard van Orley (1488-1541), qui compose le premier volet de cet enthousiasmant panorama proposé par le Palais des beaux-arts de Bruxelles, est de celles qui végètent dans les oubliettes de l’histoire de l’art. Les moins jeunes d’entre nous se souviennent peut-être de son effigie ornant les billets de 500… francs belges. Afin de mieux percevoir les contours de ce talent que l’on peut désigner comme précurseur de la pratique de Bruegel, il faut laisser la parole à Véronique Bücken, conservatrice peinture xve et xvie siècles aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, qui a signé le commissariat de Bernard van Orley. Bruxelles et la Renaissance en collaboration avec Ingrid De Meûter, conservatrice tapisseries et textiles des Musées royaux d’art et d’histoire.  » Ce peintre incarne un tournant pictural. Il reçoit une éducation artistique qui s’inscrit totalement dans la tradition des Primitifs flamands dont la marque de fabrique était de raconter l’histoire sainte un peu à la façon d’une bande dessinée. On doit à son père, Valentin van Orley, et à l’atelier de celui-ci, les panneaux peints du célèbre retable de Saluces, conservé au musée de la Ville de Bruxelles. Même si Valentin van Orley n’a pas le talent d’un Rogier van der Weyden, il a fait preuve d’un sens aiguisé du détail et d’un talent de coloriste indéniable. Tout au long de sa carrière, Bernard van Orley aura l’intelligence de faire évoluer la formation classique qu’il a reçue « , souligne la docteure en histoire de l’art.

Portrait de Marguerite d'Autriche, d'après Bernard van Orley, après 1518.
Portrait de Marguerite d’Autriche, d’après Bernard van Orley, après 1518.© Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

Rome à Bruxelles

Contrairement à de nombreux artistes de l’époque, van Orley n’a pas voyagé. Il n’a pas effectué le classique pèlerinage à Rome.  » La raison en est qu’il n’en a pas eu besoin, détaille Véronique Bücken, Rome est venu à lui.  » Aux alentours de 1516-1517, les fameux Cartons de Raphaël, un nom qui leur sera donné par la suite, arrivent à Bruxelles.  » Il s’agit en réalité de grands dessins originaux inversés du célèbre peintre italien (1483-1520) réalisés pour la chapelle Sixtine de Rome à la demande du pape LéonX. Ceux-ci servaient de modèles à grande échelle pour des tapisseries qui devaient orner les murs de l’édifice. Ils avaient été expédiés sous nos latitudes car c’est un artisan bruxellois, Pieter Coecke van Aelst, qui était chargé de leur transposition en tapisseries de soie, de laine et d’or « , poursuit la curatrice. Il ne fait pas de doute que Bernard van Orley a eu devant les yeux ces oeuvres qui incarnent le fin du fin d’un siècle extrêmement fécond. Ce n’est pas la seule rencontre déterminante qu’il fera. En 1520, Albrecht Dürer (1471-1528) se rend à Anvers. Alerté de la présence du maître allemand, van Orley l’invite à Bruxelles et le reçoit à la faveur d’un somptueux banquet. La rencontre est déterminante, de part et d’autre, les deux hommes s’influenceront mutuellement.  » Bernard van Orley est l’artiste qui va synthétiser peinture italienne et allemande pour propulser la tradition picturale flamande dans la Renaissance. Il sera à l’origine de nombreuses solutions formelles innovantes que Bruegel va intégrer dans son oeuvre « , analyse Véronique Bücken.

Le parcours de l’exposition mêle déroulé chronologique et thématique. La présence de tapisseries monumentales, nécessitant de vastes murs, explique en partie cette approche mixte. Malgré le fait que l’iconographie soit savante et à maints égards impénétrable à nos yeux profanes – les récits religieux évoqués ne nous disent plus rien -, l’accrochage suscite l’enthousiasme. La raison en est que l’on perçoit le réveil d’un art de la représentation qui se déleste d’une certaine torpeur liée aux conventions formelles en cours à l’époque. Pour l’illustrer, les curateurs ont eu la bonne idée de mettre en parallèle deux tableaux qui s’attachent à raconter l’histoire de Job. Le premier nous vient de l’atelier de Valentin van Orley, le second de celui de son illustre fils. Chronologiquement vingt années séparent les deux compositions mais pour l’oeil, il y a un abîme. Qu’il s’agisse de profondeur, de mouvement ou même de la complexité de l’agencement, Bernard van Orley se trouve à des années-lumière des influences paternelles. D’autres éléments attisent l’intérêt du visiteur, ainsi de cette impression de  » toucher l’histoire du doigt « , le mot est de Véronique Bücken, face aux portraits de personnages tels que Marguerite d’Autriche ou Charles Quint, qu’ils soient peints sur toile ou représentés à la faveur de tapisseries monumentales – il est à noter que van Orley a largement contribué à renouveler l’image du pouvoir impérial.

Musicians in a Mussel Shell, Anonyme à la manière de Bosch, gravé par Pieter van der Heyden, 1562.
Musicians in a Mussel Shell, Anonyme à la manière de Bosch, gravé par Pieter van der Heyden, 1562.© bibliothèque royale de belgique

Enfin, ce qui touche beaucoup, c’est cette approche naer het leven, soit  » d’après la vie « , que l’on a envie de traduire plus littérairement en  » au plus près de la vie « , qui transparaît dans l’oeuvre du Bruxellois. On le mesure dans les paysages qui ne sont pas sans rappeler la touche délicate d’un Joachim Patinier (1483-1524). Rochers, herbes, fleurs et arbres – tout féru de botanique reconnaîtra la flore sans peine – créent cette  » perspective atmosphérique  » au sein de laquelle les couleurs suggèrent la profondeur avec une grande justesse. A cet égard, notons aussi les nombreuses vues reconnaissables de la forêt de Soignes que l’on peut observer à la faveur d’une série de tapisseries saisonnières décrivant Les Chasses de Charles Quint. Cette proximité avec l’existence transparaît également à la faveur d’une multiplication des visages expressifs et des détails bien sentis – ces moutons dont les déjections en avant-plan renvoient sans équivoque au très hivernal Les Chasseurs dans la neige, un tableau de 1565-, tout cela est à lire comme autant de signes avant-coureurs d’une oeuvre géniale à venir, celle de Pierre Bruegel l’Ancien. Sans oublier une différence fondamentale entre les deux artistes qui est celle des commanditaires. Ceux de van Orley sont des puissants, princes ou religieux, il évolue dans le champ des  » arts d’apparat « , expression qui donne son titre à une section entière de l’exposition ; Bruegel, quant à lui, a pour clients de grands marchands soucieux de décorer leurs maisons de campagne, ce qui explique en partie la prédilection du peintre pour des motifs tirés de la vie rurale.

Eruption visuelle

S’il est une bizarrerie dans l’oeuvre de Bernard van Orley, c’est peut-être le fait qu’on ne lui connaît aucune estampe. Comme l’affirme Joris Van Grieken, du Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Belgique,  » à cette époque, la gravure s’affiche comme un support nouveau et révolutionnaire qui conquiert le monde entier « . Il était difficile d’ignorer ce pan crucial de la représentation à l’heure de brosser le contexte qui fut celui de Bruegel. Qu’il s’agisse d’eaux-fortes, de gravures sur bois ou sur métal, l’estampe va d’abord se développer à Anvers, ville commerçante florissante.  » Anvers est le centre incontesté de la gravure au xvie siècle, poursuit Joris Van Grieken. Il ne faut pas voir ce média d’une manière rétrospective, c’est-à-dire en ayant en tête le modèle de l’artiste du xixe siècle qui travaille librement. Non, à l’époque, il y a un véritable enjeu économique et les entrepreneurs qui se lancent dans ce créneau le font pour des raisons matérielles évidentes. On peut voir cela comme une technologie nouvelle permettant la reproduction et la diffusion des images sur un modèle rentable. Les éditeurs allaient voir des artistes en qui ils croyaient pour répandre leur imagerie aux quatre coins de l’Europe et s’assurer ainsi des gains significatifs. C’est exactement ce que Jérôme Cock, propriétaire de la maison d’édition In de Vier Winden fera avec Bruegel.  » L’Estampe au temps de Bruegel propose un déroule chronologique dans les grandes lignes donnant à voir environ 130 oeuvres réparties entre 1520 et 1590-1600.

Les Chasses de Charles Quint. Le Mois de mars (signe du Bélier), Bernard van Orley, c. 1531-33.
Les Chasses de Charles Quint. Le Mois de mars (signe du Bélier), Bernard van Orley, c. 1531-33.© RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Daniel Arnaudet

1520 ? Cette date n’a pas été retenue par hasard. Elle correspond au voyage, évoqué plus haut, d’Albrecht Dürer à Anvers. En raison de son savoir-faire, en partie hérité de son père qui était orfèvre à Nuremberg, Dürer va faire sensation dans la ville sur l’Escaut, incarnant le premier  » peintre-graveur « , figure de l’artiste qui articule deux techniques pour faire proliférer son oeuvre. Nombreux sont les artistes qui vont s’inspirer de son travail. L’exposition rend compte de la véritable éruption visuelle qui naîtra dans le sillage de l’Allemand. Celle-ci aborde tous les genres, du paysage à la composition grotesque façon Bosch, en passant par l’architecture et la vue urbaine.S’il faut en retenir les temps forts, c’est indiscutablement le fameux Rhinocéros de Dürer, une image d’un animal cuirassé aux contours chimériques, ainsi que L’Arbre généalogique de Charles Quint, une représentation fleuve déroulée sur sept mètres de longueur. Sans oublier la série Moeurs et fachons de faire des Turcz de Pieter Coecke van Aelst, talent considéré comme le maître de Bruegel. L’imposante dimension du travail et la richesse des détails, résultant d’une observation sur le vif réalisée au cours d’un voyage diplomatique dans les pas de Charles Quint, enchantent l’oeil.

Bernard van Orley. Bruxelles et la Renaissance et L’Estampe au temps de Bruegel : au Palais des beaux-arts de Bruxelles, jusqu’au 23 juin prochain. www.bozar.be.

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