Elus gadgets: danger

« L’affaire Dedecker » laissera des traces dans le paysage politique belge et affectera durablement l’image des institutions. Les partis, tentés de racoler à tout prix des électeurs, en tireront-ils la leçon?

La condamnation a fusé de toutes parts: l’ensemble des partis démocratiques et bon nombre de responsables politiques ont qualifié d' »inacceptable » l’attitude de Jean-Marie Dedecker, le sénateur libéral flamand qui a introduit par tromperie un journaliste de la chaîne de télévision privée VTM dans la cellule de Marc Dutroux, détenu à la prison d’Arlon (lire Le Vif/L’Express du 25 janvier 2002). Malgré ce concert d’indignation, le VLD s’est contenté de « suggérer » à la commission statutaire du parti – l’organe interne chargé des problèmes disciplinaires – d’infliger un blâme au parlementaire indélicat. Il aura fallu que des voix s’élèvent, dans les rangs mêmes des libéraux flamands, contre la faiblesse de la mesure, pour que le bureau du parti envisage l’éventualité d’une condamnation plus ferme. Les « gardiens » du parti ont donc été chargés de se prononcer, en milieu de semaine, sur la sanction à infliger à Dedecker. Outre la simple réprimande et le blâme (initialement prévu), la commission pouvait également, si elle le jugeait opportun, prononcer l’exclusion temporaire (d’un an maximum) du parti, voire l’exclusion définitive. Cette dernière voie semblait, toutefois, hautement improbable.

Une marge de manoeuvre particulièrement étroite: les mesures de rétorsion à l’encontre d’un membre « indélicat » ne sont pas légion. Et d’autant plus délicates à infliger que le mandataire concerné est un gros faiseur de voix. L’ancien entraîneur de l’équipe belge de judo, connu autant pour ses exploits sportifs que pour ses sorties fracassantes et proches des thèses de l’extrême droite, est l’un de ces bekende Vlamingen (Flamands connus) pêchés, pour les dernières législatives, dans des eaux très éloignées de la politique.

Partis attrape-mouches

Et c’est bien là la problème. Comme le relève François Heinderyckx, professeur de communication politique et de sociologie des médias (ULB), « l’affaire Dedecker est la manifestation d’une tendance qui est dans l’air du temps depuis les dernières élections législatives et qui risque de s’affirmer à l’approche de chaque échéance électorale ». A savoir: « la dépolitisation de la chose publique, et son corollaire, la personnification de la vie politique et des campagnes électorales ». Le choix des électeurs semble, en effet, de moins en moins dicté par le contenu des programmes défendus par les partis que par la personnalité du candidat. Lequel, pour prétendre à la visibilité, recourt de plus en plus aux « coups médiatiques ».

« Cette dérive est encouragée par l’attitude des médias », regrette Heinderyckx. Ceux-ci accordent de moins en moins de place au débat politique de fond, mais, en revanche, rechignent rarement à relayer l’un ou l’autre coup d’éclat d’un responsable politique en mal de publicité. Ou à « ravaler » les mandataires et les gouvernants au rang d’amuseurs publics: qu’on se souvienne du show Big Brother VIP’s, lancé au printemps 2001 en heure de grande écoute sur VTM. Un « mal » qui n’est, d’ailleurs, pas exclusivement belge: pour preuve, le succès, outre-Quiévrain, de l’émission de Michel Drucker, Vivement dimanche, rassemblant des responsables politiques sur le plateau d’une émission de variétés.

Les partis politiques disent regretter cette situation. Pourtant, et ce n’est pas là le moindre des paradoxes, ils n’ont de cesse de l’alimenter. D’abord en recrutant leur personnel politique en dehors du champ politique traditionnel. Bien sûr, l’ouverture à des candidats étrangers au sérail peut se révéler tonifiante. Mais elle l’est rarement lorsqu’elle poursuit, comme seul objectif, de s’adjoindre les services de simples attrape-voix, de « gadgets » populistes et démagogiques. Certains partis s’ingénient, en outre, à « pousser » des dossiers au contenu fort peu politique, mais supposé « populaire ». Qui entend-on aujourd’hui le plus, au SP.A, pour ne citer que lui? Steve Stevaert, le ministre flamand de la Mobilité et des Travaux publics: il rêve, dit-on, d’obtenir d’un maroquin fédéral après les prochaines élections législatives. Et sur quoi bâtit-il sa campagne électorale? Autour du seul thème – certes important, mais fort peu « politique » – de la sécurité routière…

Rien d’étonnant, dès lors, si les institutions en prennent de temps en temps pour leur grade et si les règles de fonctionnement de la démocratie sont parfois bafouées par ceux qui devraient en être les plus ardents défenseurs. Et, lorsque pareils faits se produisent, le gouvernement, les partis politiques et les assemblées parlementaires semblent bien démunis. Les différents exécutifs n’ont, bien sûr, aucune prise sur les mandataires moralement indélicats: normal, en vertu de la sacro-sainte séparation des pouvoirs. Les partis dont ils font partie peuvent, eux, sanctionner le fautif. Mais, même lorsqu’ils sont exclus de leur parti (la punition suprême), les parlementaires ne peuvent en aucun cas se voir retirer leur mandat: ce dernier ne leur a-t-il pas, en effet, été confié par les électeurs?

Retenue sur salaire

Quant à la Chambre, au Sénat ou aux parlements des entités fédérées, ils sont eux-mêmes relativement impuissants: hormis le cas où un parlementaire perturbe son assemblée par un comportement ou des interventions intempestives – ce cas-là est prévu, notamment dans le règlement de la Chambre et du Sénat -, le président d’une assemblée dont l’image a été ternie par le comportement extérieur d’un élu semble dépourvu de moyens d’action. En attendant les conclusions définitives du bureau du Sénat (lequel a été chargé, par l’ensemble des partis démocratiques, d’éplucher scrupuleusement le texte du règlement de la Haute Assemblée afin d’y dénicher, le cas échéant, la voie d’une sanction à l’encontre de Dedecker), le président du Sénat, Armand… De Decker, se voit donc contraint d’observer un silence outragé.

Certains parlementaires entendent, désormais, prévenir d’autres incidents. Le PSC (dans l’opposition) a ainsi déposé, à la Chambre et au Sénat, une proposition de loi visant à combler les lacunes du règlement: les parlementaires qui détourneraient les pouvoirs qui leur sont conférés à des fins autres que celles pour lesquelles ces pouvoirs leur ont été reconnus pourraient se voir appliquer une retenue sur leur indemnité pouvant aller jusqu’à 50 %, pendant un an. On s’active également dans les rangs d’Ecolo-Agalev, pour annexer, au règlement de la Chambre, un « Code de déontologie » largement inspiré du texte du même nom adopté, depuis quelque temps déjà, par le Parlement flamand. L’objectif? Réglementer plus strictement les permanences sociales et les « petits services » qui entretiennent les liens entre les élus et leurs électeurs. « Tout se tient, explique la députée Zoé Genot, cheville ouvrière de la proposition de loi déposée par les Verts: la démocratie ne sera renforcée que lorsque les pratiques seront rendues plus saines. Et lorsque la politique ne pourra plus être utilisée par certains comme un outil de publicité. »

« Malgré la bonne volonté de certains, il sera sûrement très difficile de légiférer sur le comportement des parlementaires, prédit le politologue Lieven Dewinter (UCL): des tentatives de balisage trop strict de la fonction parlementaire seront inévitablement interprétées par certains comme un coup de canif dans la séparation des pouvoirs, une entrave aux missions de contrôle des élus sur l’action des pouvoirs exécutif et judiciaire, une restriction de leur liberté de parole et, surtout, un frein à leur ascension politique. » Si l’on en juge par le piètre succès rencontré par la Commission parlementaire de renouveau politique (Crep), mise sur pied au début de la législature pour tenter d’assainir les us et coutumes démocratiques, il reste encore bien du pain sur la planche pour les défenseurs de la nouvelle culture politique. Rongée depuis des mois par l’absentéisme chronique de ses membres (députés et sénateurs), eux-mêmes démotivés par le peu d’intérêt que lui témoigne le gouvernement, Guy Verhofstadt en tête, elle est vouée depuis des mois à l’inactivité…

Isabelle Philippon

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