Elio, Joëlle : l’idylle qui a changé la Belgique

Dix ans que l’axe qu’ils forment donne le  » la  » de la politique belge. Sans Elio Di Rupo, le CDH disparaissait (peut-être). Sans Joëlle Milquet, le PS valsait dans l’opposition (sans doute). Mais il est peu probable que ce couple politique survive aux élections du 25 mai.

Appelez-la comme vous voulez, cette relation particulière qui unit depuis dix ans Joëlle Milquet et Elio Di Rupo. Appelez-la comme vous voulez : amitié, osmose, partenariat stratégique, confiance, connivence, convergence… Appelez-la comme vous voulez, mais soyez-en sûrs : elle a pesé sur la trajectoire de la Belgique.

 » L’histoire de notre pays a été rythmée par de grands deals politiques, relève Benoît Drèze, député fédéral CDH. Le tandem formé par le social-chrétien Wilfried Martens et le libéral Jean Gol a donné le ton de la décennie 1980. Un autre axe lui a succédé dans les années 1990, unissant le social-chrétien Jean-Luc Dehaene et le socialiste Louis Tobback. Entre Joëlle Milquet et Elio Di Rupo, il y a quelque chose du même ordre, quelque chose de très structurant.  »

 » Le lien Di Rupo-Milquet va au-delà du politique, enchaîne Jean-Jacques Viseur, ancien ministre social- chrétien des Finances. Entre eux, c’est plus qu’une estime réciproque. Leur amitié dépasse les relations de sympathie qui existent habituellement entre deux mandataires. Je pense que ça a été un facteur de stabilité pour le pays. Cela a facilité les arbitrages et renforcé les politiques menées.  » Le Plan Marshall serait, selon plusieurs sources, l’un des acquis de cette convergence Di Rupo-Milquet.

Qu’en disent les intéressés ?  » Le temps passé à travailler ensemble doit se chiffrer en milliers d’heures, déclarait Elio Di Rupo au Vif/L’Express, en mai 2011. En tant que femme, avec son honnêteté intellectuelle, sa correction, Joëlle est vraiment une grande dame. Comme elle est hyperactive, elle propose sans arrêt des solutions. Certains trouvent ça agaçant. En réalité, elle agace parce qu’elle voit très, très clair dans les stratégies des autres.  »

 » Notre première loyauté, c’est vis-à-vis de nos partis respectifs, confie Joëlle Milquet. Mais ça n’empêche pas des convergences. Si, dans le champ politique, vous n’avez pas au moins un partenaire de confiance, alors vous êtes constamment dans la jungle. Entre Elio et moi, il n’y a jamais eu un seul coup bas. En politique, c’est rare… C’est vrai que c’est un axe assez fort. On peut dire que c’est un axe pour l’intérêt général.  »

Le CDH sauvé de la noyade

L’union entre le socialiste montois et la centriste bruxelloise a été scellée voici dix ans. En 2004, le Parti socialiste repousse ses anciens alliés libéraux dans l’opposition, tant en Wallonie qu’à Bruxelles. A la place, il tend la main au CDH. Nulle considération sentimentale là-derrière, mais un calcul froid, rationnel. Le président du PS, Elio Di Rupo, voit à long terme : il veut limiter l’expansion du MR en offrant un ballon d’oxygène au CDH.

Mal en point après les défaites de 1999 et 2003, le parti de Joëlle Milquet joue sa survie. Certains, à gauche comme à droite, projettent d’achever un CDH à l’agonie, pour s’en partager les morceaux. Et comme Ecolo vient aussi d’encaisser une bérézina, socialistes et libéraux s’imaginent déjà en tête-à-tête, bloc contre bloc.

Cette perspective grise d’abord l’état-major du PS. Mais très vite, Di Rupo sent le piège. Les libéraux ont fait main basse sur le FDF au début des années 1990. S’ils parviennent à s’adjoindre le gros des troupes social-chrétiennes, ils risquent de s’imposer comme les leaders du jeu politique.  » Joëlle Milquet et Elio Di Rupo avaient tous les deux intérêt à la survie du CDH « , résume le socialiste Eric Massin, président du CPAS de Charleroi.

Elio Di Rupo épargne au CDH cinq années d’opposition supplémentaires, qui lui auraient peut-être été fatales. Il sauve également Joëlle Milquet : contestée dans son parti, elle n’aurait pas résisté à une nouvelle défaite. Qui sait si elle aurait pu ensuite rebondir ? Dès lors, une complicité indéfectible va naître entre eux deux.

Leur vision de la société se recoupe pour une large part.  » Elio Di Rupo est plus à droite que la moyenne du PS, Joëlle Milquet est plus à gauche que la moyenne du CDH. Ils se retrouvent sur de nombreux enjeux « , observe Jean-Jacques Viseur.  » Chaque fois que Di Rupo parle de Milquet, il dit : j’ai du respect pour elle, au-delà de nos différences idéologiques… Mais quelles différences idéologiques ? Je n’en vois guère « , s’amuse un conseiller centriste.  » Sur le plan humain, Elio et Joëlle s’apprécient fondamentalement. Quant au fond, ils sont neuf fois sur dix d’accord « , confirme Philippe Close, échevin PS à Bruxelles et ancien porte-parole de Di Rupo. Seuls thèmes qui les opposent : la justice et l’éthique. Milquet est plus sécuritaire, elle a davantage de respect pour la magistrature que Di Rupo. Elle est également moins  » libérale  » que lui sur des enjeux comme la gestation pour autrui.

L’un et l’autre ont pris la présidence de leur parti en 1999. Et tous les deux l’ont abandonnée en 2011. Aujourd’hui, ils travaillent ensemble au gouvernement fédéral : lui dans le costume du Premier ministre, elle en qualité de vice-Première. Le reste de leur trajectoire politique présente d’étonnantes similitudes. A son arrivée au boulevard de l’Empereur, Di Rupo s’est attelé à dépoussiérer l’image abîmée, ringarde de son parti, exactement comme Milquet l’a fait rue des Deux Eglises.  » La séduction réciproque a été renforcée par le fait qu’ils devaient affronter le même type de réticences « , témoigne Jean-Jacques Viseur.

Au fil du temps, une réelle amitié s’est superposée à l’axe stratégique initial.  » Mon côté mec s’accorde bien avec son côté féminin « , aime répéter Joëlle Milquet. Il n’est pas rare qu’avant un débat télévisé, elle lui envoie un SMS pour le mettre en garde contre telle ou telle chausse-trappe. Enfants, ils ont vécu les mêmes drames. Elio Di Rupo a perdu son père quelques mois après sa naissance. Joëlle Milquet n’avait que 6 ans quand le sien est décédé.  » Dans le milieu politique, tout le monde est exaspéré par les retards de Milquet, par son côté brouillon, rapporte un libéral. La seule personne qui ne le lui fait pas ressentir, c’est Di Rupo.  »

Milquet-Reynders, l’antithèse

Principale victime du pacte Di Rupo-Milquet : le MR, qui végète dans l’opposition régionale depuis dix ans, et qui a échoué dans toutes ses tentatives de conquérir le poste de Premier ministre. Sur le plan humain, les frictions entre Didier Reynders et Joëlle Milquet apparaissent comme le parfait négatif de la concorde qui existe entre Milquet et Di Rupo. Le récent passage de la vice-Première ministre CDH à Matin Première l’a encore attesté.  » Didier Reynders devrait faire un tour dans le monde de la courtoisie et de l’élégance, ça ferait du bien « , a-t-elle répliqué, quand le journaliste lui a rappelé que son collègue MR l’avait invitée à  » aller faire un tour en Flandre « .

 » La vraie relation interpersonnelle qui a influencé le pays, ce n’est pas Di Rupo-Milquet, c’est Milquet-Reynders, assure Antoine Tanzilli, député wallon CDH. Ils sont incapables de passer au-dessus de leur aversion viscérale. On surestime les effets politiques de l’amitié Milquet- Di Rupo, mais on sous-estime les conséquences de l’inimitié Reynders-Milquet.  »

Reste à établir les comptes. Dix ans après la constitution de la paire rouge-orange, le calcul politique s’est-il avéré judicieux ? Pour le PS, sans aucun doute. En empêchant la dissolution du centre, il a maintenu son rival MR à bonne distance. Mais les socialistes en ont aussi payé le prix : l’exploitation politique que les libéraux ont faite des scandales carolos est en partie la conséquence de la rupture de 2004.

Côté CDH, le bilan est également contrasté. Les attaques de Didier Reynders, l’accusant d’être  » scotché  » au PS, ont fait très mal.  » Electoralement, cet axe avec le PS ne nous a pas rapporté une seule voix, indique Antoine Tanzilli. Il nous en a même fait perdre, au profit d’Ecolo et du MR. Par contre, que l’alliance PS-CDH nous ait servi en termes postélectoraux, c’est une évidence. C’est à ce point vrai que personne ne peut dire ce que serait devenu le CDH si Joëlle Milquet avait raté le train de 2004.  »

Et maintenant ?  » On arrive peut-être au terme d’une séquence « , suggère Eric Massin. L’arrivée de Benoît Lutgen à la présidence du CDH, le transfert d’Elio Di Rupo du boulevard de l’Empereur vers le 16, rue de la Loi ont changé la donne.  » La cassure vient surtout du fait que Joëlle n’a plus le même poids, analyse un socialiste. Avant, elle pouvait bloquer un décret. Ce n’est plus le cas. Elle ne pèse plus du tout sur les décisions en Wallonie, et à Bruxelles, elle doit compter avec l’aile démocrate-chrétienne du CDH, qui lui a toujours fait les pires misères.  »

Au sein de son parti, ses relations avec Benoît Lutgen, Melchior Wathelet et Maxime Prévot, entre autres, se sont dégradées. Joëlle Milquet reste, en revanche, la plus fiable machine à voix du CDH.  » Au fond, ose un élu PS, sa situation est semblable à celle de Michel Daerden à la fin de sa vie. Elle a perdu le soutien de l’appareil. Pour continuer à jouer un rôle, elle ne peut plus compter que sur sa popularité.  » Une autre source abonde :  » Tout ça embête Elio. Il est obligé de reconfigurer son schéma.  »

Après Martens-Gol et Dehaene-Tobback, l’axe Di Rupo-Milquet vit-il ses derniers jours ? Et quel sera le prochain tandem qui imprimera sa marque sur le pays ? Réponse dans la foulée du 25 mai.

Par François Brabant

 » Personne ne peut dire ce que serait devenu le CDH si Milquet avait raté le train de 2004  »

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