Fernand Grifnée (Ores), Claude Desama (Intermixt) et Renaud Durant (GIE) lors de l'audition au parlement wallon : un air de triomphalisme. © Frederic Sierakowski/Isopix

Électragate : les doutes persistent

Les ministres wallons Lacroix (Energie) et Dermagne (Pouvoirs locaux) demandent une évaluation indépendante du rachat par les communes des parts d’Electrabel dans Ores. Les auditions au parlement laissent bien des zones d’ombres. L’affaire est loin d’être enterrée.

Le match en commission Energie du parlement wallon était déséquilibré. Lundi 12 juin après-midi, Jean-François Mitsch, conseiller communal PS à Genappe, était convié pour exposer les questions, lourdes, qu’il soulève publiquement depuis trois mois au sujet d’un double marché impliquant Electrabel, sept intercommunales pures de financement et Ores, l’intercommunale qui distribue le gaz et l’électricité dans 197 communes wallonnes. Face à lui, un trio de poids : Fernand Grifnée, CEO d’Ores Scrl ; Claude Desama, ancien président d’Ores et d’Intermixt, une structure créée pour défendre les intérêts des communes face à Electrabel, et Renaud Durant, secrétaire du Groupe d’intérêts économiques (GIE), la coupole des intercommunales de financement.

Au final, le trio a certes fait plier à coups de chiffres les timides convictions de certains députés, pour étouffer l’affaire. Mais des portes se sont ouvertes, laissant pendante la question soulevée par le conseiller communal : les communes se sont-elles fait flouer dans le double marché conclu en 2008 et 2014 avec Electrabel ? Pour rappel, on parle d’un manque à gagner substantiel allant de 130 à 250 millions d’euros. Les deux marchés concernent le rachat par les communes des derniers 25 % détenus par Electrabel dans Ores, ainsi que de la sortie des communes du capital d’Electrabel Customer Solution (ECS), une société, dissoute aujourd’hui, qui gérait la clientèle d’Electrabel. Voici les six grands enseignements de ces auditions.

1. Une enquête indépendante

L’information la plus concrète de cette joute parlementaire est venue du banc ministériel. Christophe Lacroix (PS), ministre wallon de l’Energie, a annoncé qu’il avait demandé, avec son collègue en charge des Pouvoirs locaux, Pierre-Yves Dermagne (PS), une évaluation indépendante du marché controversé.  » Nous devons clarifier les choses, a précisé Christophe Lacroix. Ce n’est pas noir ou blanc, c’est beaucoup plus nuancé. Les explications d’Ores et des intercommunales de financement tiennent la route mais dans l’intérêt de tous, nous devons clarifier.  » Une commission mixte sera chargée de cette opération, composée de représentants des administrations concernées, de la cellule d’information financière et du régulateur, la Commission wallonne pour l’énergie (Cwape). Des expertises indépendantes seront sollicitées. Tous les groupes politiques se sont félicités de l’annonce.  » Pour autant que cette expertise soit vraiment indépendante « , a insisté Philippe Henry (Ecolo). Les dirigeants d’Ores ont promis de collaborer à ce travail dont le résultat n’est pas annoncé avant la rentrée parlementaire.

2. Le fil de l’histoire recomposé

Claude Desama, qui fut l’architecte du deal au nom d’Intermixt, a donné des précisions sur le chemin parcouru. En 2008, le gouvernement wallon adopte un décret du ministre de l’Energie de l’époque, André Antoine (CDH), qui contraint, selon lui, les communes à monter en puissance dans l’actionnariat des réseaux de distribution. Une négociation  » forcée  » est entamée avec Electrabel. Dans des conditions défavorables, précise-t-il, car le géant de l’électricité n’était en rien demandeur. Voilà pourquoi Electrabel obtient des paramètres qui lui conviennent et, surtout, un  » droit de put « , c’est-à-dire un accord de vente anticipé, pour les 25 % des parts restantes à horizon 2019. En 2014, les communes constatent par ailleurs, effarées, que la valeur des parts qu’elles détiennent dans Electrabel Customer Solution (ECS) dégringole – et qu’elles devront bientôt renflouer le navire. Ce sont donc elles qui recontactent Electrabel pour sortir d’ECS. En échange, Electrabel demande d’activer anticipativement son  » droit de put  » pour les 25 % de parts restantes dans Ores. Dans les conditions fixées en 2008, à savoir pour 400 millions d’euros. Or, un rapport de la banque d’affaires Leonardo fixe à ce moment le  » juste prix  » à 275 millions.  » Les communes ont fait une bonne affaire « , insistent pourtant les négociateurs, devant la commission wallonne. En substance, le rapport Leonardo ne tiendrait pas compte des contraintes liées à la régulation, ni des belles perspectives d’avenir pour Ores, ni d’un rendement annuel intéressant de 5 % pour les communes. Certains députés boivent la bonne parole.  » Ces explications me rassurent « , souffle Pierre-Yves Jeholet (MR).  » Je n’ai pas le sentiment que les communes aient été flouées « , déclare Dimitri Defourny (CDH). Philippe Henry (Ecolo) est le seul à mettre en garde :  » Attention à ne pas faire comme si les choses étaient pliées. Le calcul indépendant n’a pas encore été fait…  » Une prudence qui semble élémentaire.

3. Les zones d’ombre et les contradictions

Le très long exposé des négociateurs fut un rouleau compresseur destiné à convaincre les députés. Pourtant… Pourquoi Electrabel a-t-il obtenu un  » droit de put  » en 2008 qui n’était en rien imposé par le décret Antoine ? Pourquoi les négociateurs des communes n’ont-il pas demandé une évaluation indépendante du prix du réseau en 2008, alors qu’ils l’ont fait en 2014 ? Le rapport Leonardo aurait d’ailleurs été commandité à ce moment dans la perspective… d’une revente à un tiers investisseur des parts qui venaient d’être rachetées. Vu le montant délivré par la banque, les représentants des communes auraient décidé que… ce n’était  » pas le moment  » de vendre. En choeur, Desama, Grifnée et Durant défendent, en outre, le résultat de leur négociation, mais ils se plaignent en même temps des conditions de départ au moment de la négociation, chargeant le ministre de l’époque et jurant qu’Electrabel ne se laissait pas faire facilement, prétextant être  » exproprié  » de ses biens pour faire monter les enchères. Une façon de dire que le prix payé n’est finalement pas si favorable que cela ? Enfin, et c’est une question centrale, l’opération ne représente-t-elle pas une spéculation osée sur l’avenir ? Le marché a été conclu selon une méthode de calcul classique, avancent les négociateurs. Très bien, mais tout dépend aussi des paramètres utilisés, notamment la valeur des réseaux en fin de période d’évaluation prévue par le contrat signé en 2008, soit 2026. Quant à la perte de valeurs soudaine d’ECS : outre l’explication officielle, liée à la position concurrentielle de l’opérateur, n’a-t-elle pas été créée artificiellement via des surfacturations ? Voilà quelques-unes des questions qui restent ouvertes. Edmund Stoffels, député PS, a pour sa part demandé à obtenir tous les rapports du régulateur qui doivent déjà donner des indications au sujet de la valeur effective des réseaux, passée et actuelle.  » Une expertise indépendante existe, cela nous ferait une bonne lecture pour cet été.  »

4. De nouveaux foyers

Un match dans le match : Pierre-Yves Jeholet (MR) a réclamé l’audition rapide de l’ancien ministre wallon de l’Energie, André Antoine, suscitant quelques réserves de son collègue Dimitri Defourny (CDH).  » Il apparaît que son rôle n’est pas anodin « , estime le libéral.  » Je ne vais pas faire plaisir à tout le monde « , a lancé pour sa part Fernand Grifnée, CEO d’Ores, à la fin de son exposé, en présentant un graphique soulignant que si le coût de la facture électrique est à ce point élevée en Wallonie, ce serait surtout en raison des taxations et des dividendes versés aux communes. Match nul, balle renvoyée aux politiques.

5. Des règlements de comptes

Visiblement fiers de leurs prestations, Claude Desama et Fernand Grifnée ont sèchement remis leurs détracteurs à leur place en fin de séance. Le premier a visé Damien Ernst, professeur à l’université de Liège et expert reconnu dans le domaine de l’énergie, qui avait dénoncé le fait qu’Electrabel avait vendu sciemment des  » actifs pourris  » aux communes, les réseaux étant dépassés dans la perspective de la transition énergétique (Le Vif/L’Express du 9 juin).  » C’est un grand spécialiste de l’intelligence artificielle, j’ai nettement plus de doutes au sujet de ses compétences en matière d’énergie.  » Quant à Fernand Grifnée, il a attaqué frontalement Jean-François Mitsch :  » Je dis que ça suffit avec ces insinuations non fondées qui salissent notre société. J’attends ses premières excuses pour ces messages insultants, qui ont l’intention de nuire.  » Une offensive, qui a donné lieu à un rappel à l’ordre du président de la commission énergie, Benoît Drèze (CDH) :  » Ne préjugez pas du résultat de nos travaux !  »  » Je n’ai jamais mis en cause la qualité du travail des agents d’Ores, mais bien l’impartialité du management qui ne répond pas à ces questions depuis 2013 « , plaide le conseiller communal.

6. Les acteurs et les absents

Fernand Grifnée, CEO d’Ores, a été mis à mal par des questions de députés sur son parcours professionnel. En 2008, au moment de la négociation, il est employé d’Electrabel : il participe même aux négociations au sein du service juridique, avant de passer au service communication.  » Une relation incestueuse « , dit Jeholet.  » Mais je l’ai fait en public, se défend Grifnée. J’ai toujours été loyal à l’égard de mes employeurs. En 2011, j’ai été approché une première fois pour la fonction que j’occupe actuellement. A partir de ce moment-là, j’ai arrêté tout contact en lien avec ces opérations.  » Le patron du bras opérationnel de l’intercommunale défend par ailleurs avec force les comités de secteur qui existaient chez Ores, comme chez Publifin.  » Mais chez nous, il y avait un vrai travail effectué « , plaide-t-il, tandis que Jean-François Mitsch souligne que ceux-ci étaient en réalité des caisses enregistreuses des décisions prises par le management. Rappelons que la rémunération officielle de monsieur Grifnée n’est toujours pas connue – L’Echo avait évoqué fin mars un montant de 470 000 euros par an. Le CEO promet, depuis mars, qu’il dévoilera prochainement le juste montant à ses actionnaires. Claude Desama (PS) a singulièrement profité de sa position à titre personnel : lorsqu’il était président d’Ores scrl, il s’est engouffré dans une faille de la législation wallonne pour ajouter cette rémunération à celle touchée comme bourgmestre de Verviers – c’est devenu un cas d’école. Il reste aujourd’hui président d’Intermixt, une structure devenue une coquille vide, son rôle étant repris par le GIE.

Enfin, deux personnalités n’ont pas eu l’honneur d’être auditionnées lundi 12 juin, mais auraient mérité de l’être. Didier Donfut (PS), président du conseil d’administration d’Ores scrl, est pourtant celui qui aurait  » vendu  » l’accord aux communes. Son parcours reste marqué par sa démission du poste de ministre wallon des Affaires sociales, en 2009, et par des conflits d’intérêts dans le domaine de l’énergie. Quant à Cyprien Devilers (MR), on ne l’entend pas depuis le début de l’affaire : il est pourtant le président du conseil d’administration d’Ores Assets, en d’autres termes de l’intercommunale la plus puissante de Wallonie.

Par Olivier Mouton

 » Attention à ne pas faire comme si les choses étaient pliées. Le calcul indépendant n’a pas encore été fait  »

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