Ecoute, il craque

Guy Gilsoul Journaliste

Une première en Belgique: la restauration, en public, d’une des oeuvres les plus secrètes de Memling, dont le musée d’Anvers possède un fragment: trois panneaux monumentaux

Il vous est peut-être arrivé, en visitant un musée, d’entendre des craquements inattendus devant une peinture ancienne. Ce n’est pas un leurre, mais un tableau qui soupire. Comme tout organisme vivant, le tableau naît, un jour, de la rencontre entre de la couleur mêlée à de l’huile et du blanc d’oeuf en proportions secrètes, et les planches de chêne qui reçoivent l’oeuvre. Le tableau se transforme au fil des ans, subissant inexorablement l’usure, les accidents, les maladies et la vieillesse, parfois douloureuse. Ainsi, trois panneaux de Hans Memling (v.1440-1494) déclinant avec finesse et précision l’image d’un choeur de seize musiciens et chanteurs grandeur nature, entourant un Christ surdimensionné, le tout, posé en plein ciel, au coeur des nuées et de l’or. Depuis quelques semaines, une grande opération de restauration est menée, en public, dans une des salles du musée des Beaux-Arts d’Anvers. L’occasion d’approcher cette pratique particulière et patiente qui relève à la fois de la science, de l’art et de l’enquête policière: « Nous savons très peu de choses sur ces oeuvres », explique Régine Wittermann, l’une des restauratrices. L’étude des archives livre quand même la date approximative de la commande, le nom du commanditaire et sa destination: fin des années 1480, la confrérie de l’abbaye de Najera (dans le nord de l’Espagne) et le choeur de leur nouvelle église gothique Santa Maria la Real: « Si on ignore où l’oeuvre a été peinte et si, comme nous le supposons en observant les qualités inégales des différents panneaux ainsi que les dessins sous-jacents, d’autres mains que celles de Memling ont participé à l’élaboration de l’ensemble, on sait, en revanche, qu’il s’agissait d’un retable monumental dont ces panneaux ne constituent qu’une partie, précise Régine Wittermann. Une lettre de 1795 signale en effet que, sous ces trois panneaux rescapés et qui constituaient la partie supérieure de l’oeuvre, existait une scène d’Ascension sous laquelle, sans doute, se trouvait encore une prédelle, c’est-à-dire la partie inférieure du retable. »

Quand on sait que la largeur de chaque panneau dépasse les deux mètres et qu’ils étaient posés côte à côte au plus près des voûtes , on imagine aisément la monumentalité de cet ensemble vertical (9 mètres?) dont on ne trouve aucun équivalent dans la peinture flamande de cette époque, réputée pour sa minutie et l’excellence de ses petits formats. « Le silence des écrits est total jusqu’en 1886, précise une autre restauratrice de l’équipe, Ineke Labarque. A cette date, le retable est vendu (probablement en pièces détachées) à un marchand, qui l’emporte. Après neuf années de voyages et d’épreuves, les trois panneaux sont achetés par le musée d’Anvers. » Mais le mal est fait. Et il empire: l’aspect des couleurs est terne, les dorures, mates et sales. Bref, la tristesse de l’ensemble l’emporte alors qu’à l’origine, la fameuse technique des glacis (de fines couches transparentes superposées) faisait précisément chanter les couleurs. En s’approchant, on voit aussi des griffes et, par endroits, des surpeints tardifs assez maladroits. En s’approchant encore, on voit pire: les innombrables décollements de la surface picturale qui, à tout moment, risquent de provoquer de nouvelles lacunes et, dans un avenir proche, la mort définitive de l’oeuvre.

SOS entendu

Mais, avant de passer aux « actes », il fallait d’abord examiner les patients. Les rayons X ont, par exemple, révélé les surpeints et fourni de nombreuses réponses quant à la technique picturale. L’analyse des photographies aux infrarouges a livré d’autres réponses quant aux techniques du peintre, à l’assemblage des planches, aux esquisses tracées à la plume d’oie.

Après un an de recherches scientifique, d’analyses et surtout d’observations quotidiennes all occhio (la pertinence du regard), les trois oeuvres ont donc été amenées dans une salle du musée transformée , pour l’occasion et pour le plus grand intérêt des visiteurs, en atelier public de restauration. Derrière un immense vitrage, on peut donc, durant cinq longues années, suivre chacune des opérations, alors qu’une documentation et un film vidéo résument les précédentes opérations au fil des jours. Chaque dernier mercredi du mois (entre 14 et 16 heures), le visiteur peut même entrer dans l’atelier, dialoguer avec les responsables, voir de plus près à quoi ressemble le travail de restauration et en mesurer les enjeux: « En interrogeant le tableau, explique Ineke Labarque, nous interrogeons d’abord sa propre histoire et, peu à peu, sa genèse, la création. En le soignant, nous pensons à l’harmonie. »

Armés d’une infinie prudence et d’une binoculaire qui agrandit jusqu’à 32 fois le détail des surfaces, les restaurateurs partent donc à la recherche des moindres indices, des moindres blessures.

L’opération a commencé

Pour l’heure, la première précaution exige le fixage de la couche picturale originelle ou déjà restaurée chaque fois qu’elle menace de se décoller. Ensuite (l’opération est déjà assurée pour l’un des panneaux), un spécialiste rendra toute leur souplesse aux parquetages (une structure coulissante en bois, ajoutée au XIXe siècle et qui visait à limiter les mouvements des planches originelles), afin d’éviter que de nouvelles détériorations n’apparaisssent. « Alors seulement, on pourra envisager, précise Ineke Labarque, d’enlever, en certains endroits choisis, le vernis, pellicule par pellicule, en se gardant bien d’atteindre la couche picturale proprement dite. De cette façon, on s’approchera de la qualité chromatique originelle, même si on doit aussi tenir compte de la décoloration naturelle ou du fait que certaines teintes changent, soit par leur constitution même, soit par le voisinage ou par le recouvrement d’autres teintes, pas nécessairement compatibles. »

Durant cette étape, les restaurateurs, à la façon de Sherlock Holmes, examinent aussi les bords des lacunes, voire des surpeints du XIXe siècle qui, parfois, livrent par-dessous, intacts, les secrets des différentes couches de couleurs posées par Memling. Forts de ces constats, elles passeront à l’étape suivante: le nettoyage au solvant de l’ensemble de la surface. « On pourra alors enlever les retouches, les surpeints, les masticages tardifs, explique Régine Wittermann. Après, on refixera toute la couleur. Le tableau sera alors prêt pour être « retouché ». »

« A chaque étape, ainsi que quand un problème précis se pose, nous rencontrons une commission scientifique internationale, souligne Ineke Labarque. De la même manière, au fil des travaux, on fait réaliser diverses analyses scientifiques des liants ou des colorants, par exemple. Chaque petit pas constitue un progrès immense. Mais, soyez-en sûr, dans cinq ans, ces trois Memling auront retrouvé une harmonie et une beauté…merveilleuses. Et, sans aucun doute, aurons-nous levé quelques secrets du maître brugeois. »

Anvers, musée royal des Beaux-Arts. Leopold de Waelplaats. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 17 heures. Tél.: 03-238 78 09.

Possibilité de visites guidées Memling et son temps. Rés.: 03-242 04 16.

Restaurateurs: Lizet Klaasen, Ineke Labarque, Régine Wittermann et Jean-Pierre Glatigny.

Guy Gilsoul.

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