Economie Changer de modèle

La crise lui donne les pleins pouvoirs ou presque. Quitte à creuser le déficit budgétaire, Obama entend mener une politique de grands travaux et ouvrer pour un nouvel Etat providence. Reste à maintenir l’union sacrée au sein de son propre parti !

Ce 5 janvier, la cavalcade des photographes résonne dans les longs couloirs du Sénat, ponctuée par les cris furieux des gardes du corps du futur président :  » On se calme, pas de bousculade !  » Dans le tumulte qui entoure sa visite au Congrès, Barack Obama ne peut entendre, venus du flanc ouest de la coupole, les accords étranges d’une somptueuse mélodie du pouvoir : les coups de marteau et le gémissement des visseuses des ouvriers occupés à monter la tribune pour la cérémonie de son investiture, le 20 janvier. L’heure approche.

A peine revenu de ses vacances à Hawaii, et installé à l’hôtel Hay-Adams, face à la Maison-Blanche, le président élu a tout juste eu le temps, ce matin-là, d’embrasser ses filles, terrifiées par la perspective de leur premier jour d’école à Washington, avant de filer au Congrès afin de tenter de convaincre les législateurs de voter son programme de relance économique, en urgence, dès la veille de son entrée en fonction. En vain. Alors qu’il n’occupe pas encore le bureau Ovale, voilà que l’élu de tous les espoirs a déjà maille à partir avec les réalités de la capitale américaine : il devra attendre la mi-février pour obtenir l’aval des congressmen.

Visage aminci et traits ciselés par la fatigue accumulée au fil des dix-huit mois de campagne, cheveux courts moirés d’un nouveau reflet grisonnant, Obama pose devant les caméras auprès des chefs de la majorité démocrate – Nancy Pelosi à la Chambre des représentants et Harry Reid au Sénat. Puis il s’enferme à nouveau dans son quartier général de transition. Pour recompter, découper, allouer les quelque 775 milliards de dollars affectés dans les deux années à la relance économique de la superpuissance en péril.

Avant même d’être président, l’homme pressé gouverne déjà. Car le modèle américain, en proie au cataclysme du système bancaire, est mis en doute. Avec 632 000 emplois perdus en décembre seulement, le chômage fait un bond inédit depuis les années 1970.

Rien à voir avec les 25 % de chômeurs de la crise de 1929, certes. Mais la chute des carnets de commandes industriels, en baisse de quelque 5 % au dernier trimestre 2008, augure une récession d’une ampleur inquiétante. Malgré un taux de base réduit à 0 % par la Réserve fédérale, le crédit ne circule qu’au compte-gouttes dans l’économie. Dans un pays où les deux tiers des ménages possèdent leur logement, les prix de l’immobilier, en recul moyen de 18 % pour cause de paralysie du marché, pèsent sur le moral des consommateurs, autant que les perspectives de licenciements massifs de 2009. Il y a urgence.

Si Obama s’engage déjà, alors qu’il n’a cessé de rappeler, depuis le 4 novembre, que l’Amérique n’a pour l’instant qu’un président, à savoir George W. Bush, c’est parce qu’il entend commencer son mandat sur les chapeaux de roue. En souvenir du Franklin Delano Roosevelt de 1933, toujours révéré pour avoir, en cent jours de pouvoir, remis l’Amérique au travail par des chantiers publics titanesques, et fait voter dans le même temps les 16 lois essentielles du New Deal ; une  » nouvelle donne  » économique et sociale, des retraites publiques et une assurance-chômage qui rompaient avec un demi-siècle de capitalisme sauvage et annonçaient cinquante années de conquêtes sociales.

 » Hormis dans les années 1930, ou en 1964, après la victoire de Lyndon Johnson, nous n’avons jamais vécu une conjonction si favorable, confirme David Bonior, ancien représentant démocrate du Michigan. Un président fort et audacieux soutenu par une majorité solide dans les deux chambres. « 

Les crises de 1929 et de 2009 n’ont rien de comparable. Mais Obama, comme Roosevelt, a compris que le chaos offre l’occasion de changements profonds. Un pays groggy et déboussolé, en quête de repères et de sécurité économique, consent à un retour en force de l’Etat.

Une relance qui se veut aussi vecteur de réformes

Le plan du 44e président prévoit au moins 100 milliards pour la rénovation des infrastructures décaties : ponts branlants, routes cabossées, transports publics saturésà Avec, à la clef, des milliers d’emplois. Mais le programme de relance se veut aussi, à plus long terme, un vecteur de réformes. Une part des fonds, sous forme de subventions et de dégrèvements fiscaux, vise à doubler la production d’énergies renouvelables, et à rendre à l’Amérique, décriée depuis huit ans pour son refus forcené des accords de Kyoto, son aura de pionnière de l’environnement, perdue depuis l’âge d’or californien des années 1980.

Au-delà des grands travaux du New Deal d’Obama s’annonce le remaillage du filet de l’Etat providence, mis à mal à partir de l’ère Reagan. Les mesures phares sont l’extension de l’assurance-chômage aux salariés à temps partiel, et surtout la réforme de l’assurance-maladie, dont sont privés 46 millions de citoyens. Un projet comparable, lancé en 1994 par Hillary Clinton dans des conditions politiques désastreuses, avait été déchiré à belles dents par le camp républicain, alors majoritaire au Congrès, qui y avait vu un  » manifeste bureaucratique et socialisant « .

Obama a compris la leçon. Il dédramatise sa révolution. D’abord en offrant aux chômeurs le bénéfice de la banale couverture Medicaid, établie depuis 1965 pour les plus démunis. Et, surtout, en confiant près de 200 milliards aux Etats américains afin que chacun d’eux façonne les politiques de son choix : renforcement de la couverture des enfants, limitée sous le gouvernement Bush ; subvention aux employeurs afin qu’ils contribuent à la prise en charge médicale de leurs salariés ; aide aux travailleurs indépendants pour qu’ils puissent souscrire à une assurance-santé.

Ces détails reflètent la philosophie du 44e président des Etats-Unis : plus d’incitation, moins de coercition. Ses inspirations restent un mystère. Son stratège David Axelrod, sans aucun doute par calcul politique, confie qu’il a vu Obama, ancien travailleur social des ghettos de l’Illinois et expert de la mobilisation citoyenne, lire cet automne Nudge [coup de pouce] (1), un ouvrage dans lequel deux profs de l’université de Chicago appellent les pouvoirs publics à créer un environnement favorable aux initiatives individuelles. En clair, à privilégier, dans la sphère économique et sociale, la carotte au bâton.

 » Il est incroyablement… centriste « 

Ce président adulé par la gauche a créé la surprise, le 5 janvier, en annonçant que son plan de relance comporterait 300 milliards de dollars de baisse d’impôts, pour les particuliers et les entreprises.  » Il est incroyablementà centriste, s’étonne Gershon Bergwerk, conseiller en investissement new-yorkais. Ces cadeaux fiscaux semblent provenir tout droit de l’ère Bush ! « 

Et pour cause. Avant même son entrée en fonction, cette douceur offerte aux républicains suffira peut-être à leur clouer le bec au Congrès. John Boehner, chef de l’opposition à la Chambre des représentants, ne s’inquiète pour l’instant que de la  » dimension énorme de ce plan de sauvetage « . Mais le problème est ailleurs. Afin de conserver l’appui du Congrès, Obama devra avant tout se garder de ses amis.

S’il rappelle souvent que  » l’économie est en piteux état et nécessite des soins urgents « , c’est surtout en vue d’assurer l’union sacrée au sein de son propre parti. Car la victoire a réveillé toutes les factions démocrates. Issus de l’aile droite du mouvement, les Blue Dogs tonnent déjà contre l’énormité du déficit budgétaire à venir, et contre un programme de grands travaux qui promet de faire travailler les cimenteries plus que les bureaux d’études high-tech de la Silicon Valley. Les  » vieux démocrates « , quant à eux, applaudissent un président qui entend redorer le blason du travail avant celui de Wall Streetà mais ces émissaires des zones industrielles ravagées de l’Ohio ou du Michigan tendent aussi la sébile à Washington afin de sauver l’automobile et les charbonnages. Ce qui irrite les écologistes, déjà fâchés par la politique plus incitative que répressive du nouveau président contre les émissions industrielles polluantes.

Plus encore, lors de la campagne des primaires, afin de s’arroger l’électorat ouvrier de Hillary Clinton, le candidat avait promis de faciliter la création de sections syndicales dans les entreprises. Mais la fédération patronale américaine entame déjà une offensive acharnée contre le projet.  » Pourquoi risquer, dès le début de sa présidence, un choc de titans entre le business, les salariés et le Congrès ? demande Bruce Josten, porte-parole de l’association. Le risque est de replonger illico dans le tumulte du premier mandat de Bill Clinton.  » Message reçu.

Alors que 13 000 lobbyistes, représentants de centaines de groupes de pression, convergent déjà vers le Capitole pour collecter leur part du plan de relance, Barack Obama ressent déjà tout le poids des espoirs d’une nation et de ses politiciens.  » Je crois que ce gouvernement saura bien communiquer avec le Congrès, assure David Bonior. Beaucoup de ses nouveaux membres sont directement issus des bancs du Sénat et de la Chambre des représentants.  » Comme Tom Daschle, désormais chargé du dossier de l’assurance-santé, et Rahm Emanuel, secrétaire général de la présidence, ou Barack Obama lui-même.

(1) Nudge : Improving Decisions About Health,Wealth, and Happiness, par Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein. Yale University Press, avril 2008.

De notre correspondant;P. C.

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