Duel autour des tours

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

A Paris comme à Londres, la crise freine les projets de nouveaux gratte-ciel. Et à Bruxelles ? Pionnière de la construction verticale, puis traumatisée par les tours, la capitale de l’Europe est un cas à part. Affrontement entre un pro-tours et un anti-tours.

Ce n’est pas encore l’élément phare du skyline nord-bruxellois. Pourtant, l’imposant projet Premium, avec son immeuble de 140 mètres de hauteur à ériger le long du canal de Willebroeck, fait déjà beaucoup parler de lui. Et a le mérite de relancer, dans la capitale de l’Europe, le débat, très sensible, sur la place des tours dans la ville. Les promoteurs de ce qui sera, si les plans se concrétisent, le bâtiment de logement le plus haut du pays comptent sur un démarrage du chantier de trois ou quatre ans à la mi-2010. Mais aucune étude d’incidences n’ a encore été réalisée.

 » Nous venons d’introduire la demande de permis d’urbanisme, indique Stephan Sonneville, administrateur délégué du groupe immobilier Atenor. Si le processus suit normalement son cours, les travaux débuteront dans environ quatre cent cinquante jours.  » A Londres, mais aussi à Paris, plusieurs projets de gratte-ciel sont revus à la baisse, voire menacés d’abandon. En cause : l’étranglement du crédit, l’effondrement du marché des locations et la remise en cause politique de constructions hors normes considérées désormais comme l’expression d’ego démesurés. L’architecte Jean Nouvel reconnaît lui-même que sa tour Signal de 300 mètres de hauteur,  » symbole du renouveau de la city parisienne « , qui doit sortir de terre d’ici à 2015 dans le quartier d’ affaires de la Défense, est freiné par la crise mondiale. La tour Premium en fera-t-elle, elle aussi, les frais ?  » La crise ne remet pas en question le projet, assure Sonneville. Notre groupe est dans une situation financière confortable. « 

Un gratte-ciel pas comme les autres

Dessinée par le bureau A2RC, la tour rivalisera en hauteur avec celle du Midi, la plus haute de Belgique (lire l’encadré). Elle ne ressemblera pas pour autant aux immeubles de bureaux édifiés ou rénovés ces dernières années à Bruxelles. Dans l’ air du temps, elle fait un clin d’£il aux années 1960, avec des matériaux d’aujourd’hui et des performances énergétiques vantées par ses concepteurs.  » Le projet vise la mixité des fonctions, tient à signaler le patron du groupe : outre la tour elle-même sont prévus des commerces et des immeubles de bureaux. Si l’aspect  » logement  » du projet Premium séduit la Ville de Bruxelles, sa verticalité et sa proximité avec les quartiers centraux glacent certains édiles. Tout aussi inquiet, l’ Atelier de recherche et d’ action urbaines (Arau) déplore ce qu’il appelle une  » stratégie du fait accompli « .

Aux yeux du ministre-président Charles Picqué (PS), il y a néanmoins un mouvement inéluctable vers des villes  » plus compactes « . Objectif : raccourcir les déplacements. Mais, pour Picqué,  » les tours ne devraient guère excéder 15 niveaux au-dessus du rez-de-chaussée, sauf dans le quartier Nord, où des gratte-ciel peuvent être éventuellement envisagés « . Un peu comme à Paris, où elles sont confinées à la Défense, les tours bruxelloises ont, ces dernières années, trouvé leur  » jardin protégé  » au quartier Nord, où l’implantation de buildings s’est faite, à partir du début des années 1970, au prix du démantèlement de tout un quartier et d’expulsions d’habitants. C’est aujourd’hui le seul endroit de la capitale où l’on tolère de nouvelles tours sans que cela suscite la polémique. Dès lors, en s’installant dans le périmètre du port, le groupe Atenor brise un tabou.  » A coups de propos charmeurs sur la convivialité et la qualité esthétique et environnementale de ses projets, le promoteur tente de convaincre les autorités communales et régionales d’accepter de grandes tours mixtes le long du canal et dans le quartier européen « , prévient Thierry Demey, auteur de Des gratte-ciel dans Bruxelles (1), un guide richement illustré sur l’histoire des tours bruxelloises de 1955 à nos jours, bilan sans appel de leur implantation.

Des tours phares pour le quartier européen ?

Demey fait allusion, dans le quartier européen, au projet surprenant de gratte-ciel de 220 et 150 mètres de hauteur, dont les maquettes ont été dévoilées avec fracas en mars 2007, à Cannes. L’une de ces  » Twin Towers  » prévues de part et d’autre de la rue de la Loi devait être édifiée en lieu et place de l’hôtel Europa, sur un terrain appartenant à Dexia et à Atenor. Présenté aux médias comme un projet politiquement  » mûr « , ce futur  » symbole de l’Europe  » a déclenché une poussée de fièvre qui a contraint Atenor à changer de bureau d’ architecture et à revoir à la baisse les gabarits des épures.  » Un concours lancé par la Région bruxelloise vise à repenser le paysage urbain du quartier européen en fonction des concepts de densité et de mixité, note Sonneville. Nous adapterons la hauteur de nos immeubles au nouveau schéma de développement. « 

Hostile au  » retour des tours « , Demey rappelle le traumatisme qu’elles ont laissé dans le tissu urbain bruxellois.  » De la tour Astro, à Saint-Josse, à la tour ITT, avenue Louise, en passant par l’ex-tour du Lotto, à Bruxelles-Ville, la liste des doléances s’allonge jusqu’à plus soif : implantations arbitraires, ruptures d’échelle, perspectives gâchées, nuisances de tous ordres, constructions standardisées aux façades répétitives et froides…  » Le patron d’ Atenor ne conteste pas ce bilan noir.  » Des tours éparpillées, qui défigurent tout un quartier ? La faute aux communes bruxelloises, qui se sont fait une concurrence acharnée pour les attirer, déplore-t-il. C’était une époque de collusion entre responsables politiques complaisants et promoteurs immobiliers. On a aussi, presque toujours, négligé l’aménagement du pied des buildings. « 

Relifting : la course aux mètres carrés

A partir des années 1990, les tours bruxelloises ont été emportées dans un vaste mouvement de  » relifting « . A l’exception de rénovations légères – tours du Midi, du Bastion, Bleue, ITT, Britannia Houseà – toutes les opérations se soldent par une nette augmentation des superficies.  » Celles des Madou et Central Plaza se sont accrues d’un quart, le Botanic Building a presque doublé de volume et la tour Dexia compte trois fois autant de bureaux que le défunt Centre international Rogier, précise Demey. Dans le même temps, les surfaces commerciales se font rares au rez-de-chaussée des immeubles, en particulier dans le quartier Nord. « 

Sonneville voit précisément dans la mixité des affectations, mais aussi dans le choix de matériaux et de techniques de pointe la réponse aux défis urbains contemporains que sont la mobilité, l’insécurité et la lutte contre les nuisances. Solutions jugées inadéquates par Demey :  » Les techniques actuelles permettent, certes, de limiter la consommation d’énergie des tours, mais c’est au prix d’investissements lourds, qui en font un objet de luxe inaccessible au commun des mortels. De plus, les tours libèrent le sol sans participer à la densification du bâti, souhaitée par les pouvoirs publics. Car la construction en hauteur est gourmande en espaces de circulation et de dégagement.  » Le débat reste ouvert. Reste, toutefois, l’épée de Damoclès que constitue la récession actuelle. La crise du pétrole, dans les années 1970, avait rejeté dans les limbes la tentation de la ville verticale. Qu’en sera-t-il dans les années qui viennent ?

(1) Des gratte-ciel dans Bruxelles. La tentation de la ville verticale, par Thierry Demey, Guide Badeaux, 200 p.

Olivier Rogeau

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