Du courage pour l’avenir

Aux Inattendues de Tournai, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury abordera le courage et l’héroïsme tels qu’elle en conçoit la nécessité politique. Rencontre en avant-première.

Auteure en 2010 de La fin du courage (Fayard), la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury sera l’une des invitées les plus attendues des [Rencontres] Inattendues de Tournai, entre musiques et philosophies, du 31 août au 3 septembre. Elle est en effet l’une des intellectuelles les plus en vue de notre époque, en vertu non seulement de ses nombreux titres et diplômes, mais également d’une pensée extrêmement originale, même si parfois un peu hermétique (Les Irremplaçables, Gallimard, 2015).

Ayant choisi de donner à Tournai une conférence sur le courage et l’héroïsme, Cynthia Fleury a naturellement opté pour un thème de grande actualité, à l’heure où l’individualisme tout-puissant règne sur une bonne partie du monde et où, notamment, les réseaux sociaux autorisent quelquefois les pires lâchetés, en même temps faut-il bien dire que de nouvelles résistances politiques. Remontant ainsi aux origines philosophiques du courage, elle observe qu’il est indissociable des hommes et de la littérature.  » Dès Gilgamesh, la notion de courage est explorée, décrite, même si elle n’est pas théorisée. Elle est une vertu antique par essence.  »

Mais les définitions, ensuite, varient :  » La vision homérique du courage, entre hubris et orgueil, même si elle est vaillante, quasi indissociable de l’honneur, est donc dangereuse, exclusivement virile, physique. Celle représentée par Achille et son talon, cette faille, est liée à un manque de clairvoyance sur soi-même et ses limites. Et il y a la vision éprise de médiété, de tempérance, de phronesis, relative à Aristote.  »

Un courage de changement

S’il n’y a aucun lien automatique entre le courage physique et le courage moral, il est une version que Cynthia Fleury a voulu analyser dans La Fin du courage,  » une version plus exemplaire du courage, qui n’est ni l’honneur, ni l’orgueil, qui est consciente de son manque et de sa peur, qui est humble, sans mise en scène, sans posture, version à laquelle je prête des vertus de protection des singularités et de régulation des sociétés démocratiques « .

S’il fut certes des époques qui, plus que d’autres, magnifièrent l’honneur, le virilisme, le rapport de forces, flirtant ainsi avec la notion de courage, l’on peut dire aussi qu’elles créèrent beaucoup de confusion. Entre autorité et autoritarisme, honneur et éthique.  » Inventer un code chevaleresque est beaucoup plus complexe dans une époque qui édifie l’égalité et la solidarité comme principes structurants, et dans laquelle le sacrifice de soi (religion ou guerre) n’est plus valorisé. Dès lors, articuler souci de soi et souci du monde relève du défi.  »

Inversement, il y eut aussi des régimes de terreur, prospérant par l’irrigation d’une peur quotidienne et par la conviction donnée aux individus de leur propre impuissance.  » Comprendre le lien d’acier de la terreur dont parle Hannah Arendt, c’est comprendre comment la terreur met de l’acier à la place du lien. L’individu ne peut plus faire lien. Au moment même où il se met à penser l’individuation possible, il se brise sous l’acier, et ce qui lui fait face, ce n’est pas l’individuation possible, c’est l’isolement absolu.  »

Si, potentiellement, toutes les cultures inculquent le courage, on doit bien constater, en revanche, que l’idéal moderne ne s’est pas tant fondé sur le courage que sur l’innovation, la rupture avec l’ancien, le changement coûte que coûte.  » Innovation et courage sont parfois liés bien sûr, mais pas toujours.  »

Notre imaginaire, à l’évidence, est peuplé de grandes figures héroïques. On songe à de Gaulle ou Churchill, à Gandhi ou Mandela, à Jeanne d’Arc évidemment, à Jean Moulin également. Cynthia Fleury souligne en tout cas que le vrai courage est avant tout une mise à distance de la posture, de l’histrionisme, du spectacle. Et de citer Vladimir Jankélévitch :  » Un héros représente un bond en avant de l’évolution créatrice ; c’est la mort en lui qui est morte.  »

Les valeurs d’une époque

 » Les figures héroïques cristallisent les valeurs d’une époque. Si l’époque promeut la guerre, les figures de combat, de résistance à l’oppresseur ou à l’ennemi, prennent la main. Si, en revanche, l’époque est plus pacifique, les figures de la réalisation de soi, tous ceux inspirés par le dépassement de soi, athlètes de haut niveau, aventuriers de l’espace ou des mers, artistes transgressifs, entrepreneurs révolutionnaires, lanceurs d’alertes, militants de la désobéissance civile, activistes de la gouvernance mondiale, ces différents profils peuvent donner le change.  »

On a parfois prêté la valeur du courage suprême à la résistance, au silence sous la torture. Cynthia Fleury n’abonde pas précisément dans ce sens.  » La résistance à la torture ne dit rien du courage. Céder à la torture n’enlèvera jamais les actions accomplies avant la torture.  » Même si, insiste-t-elle ensuite, la torture est une abomination, qui piège définitivement le sujet éthique, quand, par exemple, elle s’attaque à un autre que soi, un enfant, un parent ; créant des situations intenables face auxquelles le courage ne peut rien.  » C’est pour cette raison qu’il doit être déployé en amont.  »

A cet égard, le courage peut-il se limiter aux idées ? On a beaucoup reproché à Jean-Paul Sartre de s’être longtemps cantonné au champ de la pensée. Ici encore, la philosophe nuance.  » Penser, écrire, s’exprimer librement et de façon critique, est impossible dans quantité de pays. Là, défendre des idées, c’est prendre le risque d’être emprisonné, torturé, tué. Dans un Etat de droit, la chose est différente.  »

Les racines du courage

Au demeurant, existe-t-il des écoles de courage : l’armée, l’école, le scoutisme, le sport, la politique, jusqu’à la contre-culture ? Ou encore se transmet-il par l’éducation, le mimétisme, l’hérédité ? Voire la religion ou l’idéologie, ou même tout simplement une aspiration toute personnelle et intrinsèque ? La réponse de Cynthia Fleury procède d’une subtile dialectique.  » Le courage peut s’enseigner partout, justement parce qu’il est plastique, tout aussi subjectif qu’objectif, et qu’il relève, pour les uns, de la mimesis alors que pour d’autres, il s’identifiera à la transgression.  » Et d’ajouter fort opportunément que  » la lecture également offre des possibles « .  » Elle peut aussi inviter à la fuite, mais c’est là manquer son pouvoir d’engagement dans le monde.  »

Les racines de ladite vertu sont multiples, complète-t-elle. Mais plus encore que l’éducation, le tempérament ou l’émulation,  » c’est cette décision inaugurale, le « seuil inchoatif » de la décision, comme l’écrit Jankélévitch. Le courage relève d’une décision intérieure, d’un sens de l’effort, d’une volonté d’exigence. La fermeté d’âme exigée par le courage ressortit à un choix de l’homme, à une conscience forte de sa liberté et de là où elle se joue.  »

Quand on lui fait remarquer que bon nombre de femmes, de nos jours, incarnent les valeurs de courage et d’héroïsme, nul n’est même besoin de les citer et l’on ne saurait oublier les nombreuses femmes d’islam qui  » soulèvent le voile « , Cynthia Fleury ne croit pas forcément à l’idée  » genrée  » du courage,  » même s’il est vrai que les courageux – et notamment ceux des époques plus modernes – partagent souvent un destin « minoritaire », de résistance à la norme et à l’oppression « . Comme Theodore Zeldin, d’ailleurs, elle avance que  » le xxie siècle avait pour enjeu la conversation entre un homme et une femme, autrement dit la naissance d’un dialogue entre pairs, entre égaux. Ce destin d’égalité devrait être notre seule éthique. Un vrai projet politique en soi.  »

PAR ÉRIC DE BELLEFROID

Le courage relève d’une décision intérieure, d’un sens de l’effort, d’une volonté d’exigence

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