Droit de vote des étrangers et démocratie

Le débat politique relatif au droit de vote des étrangers illustre la difficulté de concilier deux impératifs de la démocratie : tendre vers l’universalisme et respecter les particularismes. Le droit de vote des étrangers a pour objectif majeur d’intégrer une catégorie particulière de personnes, les étrangers non européens, au sein de la société dans laquelle ils vivent par un acquis fondamental des démocraties contemporaines : le suffrage universel. Cette insertion peut se faire aussi par l’accès à la nationalité belge. Dans ce cas, elle efface le rattachement à une autre identité que constitue la nationalité d’origine. Loin de favoriser l’accès à l’universel, elle entend imposer une particularité nouvelle en substituant une identité à une autre. A l’inverse, laisser au migrant le choix entre l’intégration totale par accès à la nationalité belge et l’insertion politique et sociale par le droit de vote, fût-il limité aux élections locales et, éventuellement, européennes, est une tentative de conciliation du particularisme et de l’universel. Cette tentative se heurte, en Belgique, à un autre particularisme, celui de l’identité flamande qui craint de s’affaiblir.

Le décès, en janvier dernier, de Léopold Sédar Senghor, défenseur de l’identité africaine, est l’occasion de rappeler que c’est précisément dans la dialectique entre particularisme et universalisme que peut se construire la société. Senghor aspirait à un humanisme universel, ce qui n’était pas contraire à la revendication d’une identité nègre. Son affirmation de la négritude était un moyen de tendre vers l’universel, celui qui se construit dans le dialogue à partir d’identités propres et de principes communs. Dans ses Antimémoires, Malraux, qui se trouve à Dakar, en mars 1966, pour le premier festival des arts nègres organisé par le président du Sénégal, rapporte ces paroles de Senghor:  » Nous voulons être nous-mêmes pour nous-mêmes. Et cette possession, à la vérité, nous l’attendons d’une civilisation de l’universel. C’est pourquoi nous tentons […] l’élaboration d’un nouvel humanisme qui comprendra, cette fois, la totalité des hommes sur notre planète Terre.  » Ce nouvel humanisme s’élabore lentement par le dialogue entre le respect des identités et de l’égalité, entre ce qui constitue l’autonomie des hommes et ce qui fait société. Cette construction est progressive et concerne différents niveaux du politique : le local, le régional, le national, le supranational (Europe), le mondial. Le droit y participe par l’articulation entre les libertés particulières et l’égalité universelle. Au sein de la trilogie des révolutionnaires français – Liberté, Egalité, Fraternité – c’est cette dernière branche, rebaptisée solidarité, qui tend à permettre l’articulation de l’universel et du particulier. Cette solidarité, trop oubliée, réapparaît aujourd’hui avec force dans différents phénomènes sociaux. Tocqueville, père de la pensée libérale, avait bien perçu que le sentiment d’égalité était le fondement de la démocratie, même s’il représentait une perte de liberté. Il considérait que cette égalité se construirait à partir de la mobilité sociale et de la participation politique.

Le Premier ministre, Guy Verhofstadt, a saisi la portée de ce défi dans le cadre européen : la déclaration de Laeken peut être l’amorce d’une construction européenne qui tend à l’universel dans le respect des identités propres. Beaucoup dépendra de « l’effectivité » qui sera donnée au travail de la Convention mise en place et de l’attention qui sera portée aux aspirations des mouvements de citoyens qui se font entendre. En revanche, dans le cadre belge, le Premier ministre et son parti, le VLD, ne semblent pas saisir, ou vouloir saisir, la portée de cette autre question de citoyenneté qu’est l’ouverture du suffrage universel aux étrangers non européens qui vivent en Belgique depuis un certain temps. Certes, l’accès à la nationalité est facilité. Mais faut-il imposer le passage forcé par la nationalité pour permettre la participation à la vie politique, particulièrement au niveau local ?

Favoriser une citoyenneté distincte de la nationalité permet de renforcer ce dialogue entre l’identité et l’universel et, par là, de revitaliser l’exercice de la démocratie.

Telle ne paraît pas être la position des libéraux démocrates flamands. Tout se passe comme si, ici, au sein des trois lettres VLD, l’aspect identitaire flamand (V) s’opposait à l’aspect libéral (L) et démocrate (D). Sous le prétexte d’un peuple flamand qui ne comprendrait pas – et que, de la sorte, on infantilise – il faudrait renoncer à une avancée qui permet précisément le dialogue entre les identités et l’égalité démocratique dans l’universalité de l’accès à certains droits politiques : il serait trop tôt. Les femmes ont entendu ce discours avant les étrangers.

Il n’est pas trop tôt. Il est temps. Il est temps de poursuivre cette construction toujours inachevée d’une société démocratique dans laquelle, selon l’expression de Tocqueville, si « les liens de race, de classe, de patrie se détendent, le grand lien de l’humanité se resserre ».

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par Jean-Yves Carlier , professeur à l’UCL, avocat

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