Dr Mystère au chevet de l’Egypte

Candidat à la présidentielle, l’ex-médecin Aboul Fotouh croit détenir le remède miracle pour unir ses compatriotes, des salafistes aux libéraux. Qu’il y parvienne ou pas, ce Frère musulman en rupture de ban aura bousculé le paysage politique.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL VINCENT HUGEUX, AVEC NINA HUBINET

REPORTAGE PHOTO : SCOTT NELSON POUR LE VIF/L’EXPRESS

Quand, dans le crépitement des feux de Bengale, il déboule à la nuit tombée sur la scène, face à une houle de drapeaux orange, Abdel Moneim Aboul Fotouh tombe la veste et desserre, le temps d’un salut à la foule, l’étreinte de sa cravate écarlate. Haute stature, cheveux blancs, barbe courte, lunettes fines et voix de baryton : en ce vendredi 18 mai, à cinq jours d’une élection présidentielle pluraliste – aventure inédite pour le pays le plus peuplé du monde arabe -, cet islamiste assagi aux allures de grand-oncle bienveillant fait escale au c£ur du Caire. S’il figure parmi les favoris, le médecin à la retraite, dissident de la puissante confrérie des Frères musulmans, reste à l’image de l’issue du scrutin : une énigme. Quinze mois après la débâcle de Hosni Moubarak, pharaon à bout de souffle, le discours mesuré et consensuel du Dr Aboul Fotouh, 60 ans, intrigue et séduit tous azimuts. Dans les rangs de ses disciples, le salafiste, adepte d’un islam rigoriste, coudoie le jeune insurgé laïque et branché de la place Tahrir, épicentre endeuillé de la révolution.

Un interminable festival d’allégeances

Burqa, Gomina et pashmina. Côte à côte, au pied de l’estrade, vibrent à l’unisson une  » s£ur  » drapée de noir de pied en cap et une beauté à la crinière auburn fardée comme une starlette. Le casting des orateurs et des invités alignés sur le podium dessine l’envers de la même médaille. Au fil d’un interminable festival d’allégeances, on verra défiler au micro un cheikh de la Gamaa Islamiya, mouvance islamiste radicale, un notable chrétien copte, un acteur fameux, un cinéaste, un chanteur adulé, la politologue féministe et marxisante Rabab al-Mahdi, prof à Yale et à l’université américaine du Caire, une ancienne icône du football égyptien et le cybermilitant Waël Ghonim, pionnier local de la rébellion 2.0. Avant cela, l’auditoire eut droit, par l’entremise d’un écran géant, à l’ode assourdissante et syncopée d’un rappeur à bonnet.

Qu’il paraît loin, le temps où le jeune Abdel Moneim, alors carabin et chef de file de l’Union des étudiants islamiques, priait le guide suprême des  » Frères  » de proscrire la musique et le football, dérivatifs au mieux futiles, au pire sataniquesà A cette époque-là – les années 1970 -, le méritocrate bosseur menait la chasse aux impies, imposant la ségrégation hommes-femmes dans les amphis de la faculté de médecine, le port de la barbe aux uns et celui du hidjab aux autres. Issu d’une famille pieuse et démunie, élevé dans le culte des valeurs ancestrales de la vraie foi par un père modeste fonctionnaire et une mère illettrée, le leader en herbe faisait aussi le coup de poing sur les campus contre les gauchistes ou les nassériens, coupables de railler le Prophète et ses bigots. L’heure de gloire sonne en février 1977 à la faveur d’une passe d’armes publique avec Anouar el-Sadate. Interloqué puis furieux, le successeur de Gamal Abdel Nasser doit subir la diatribe de cet insolent barbu qui lui reproche d’avoir bâillonné un imam révéré et de s’être entouré d’une bande de flagorneurs et d’hypocrites.

Dans un ouvrage paru en janvier 2011 sous la plume de Hossam Tamam, universitaire décédé entre-temps, le  » doktor  » porte sur ses engagements passés un regard nostalgique mais lucide, quitte à ironiser sur les outrances et les errements tactiques qui l’ont jalonné. On y découvre comment Abdel Moneim tempéra son jusqu’au-boutisme au contact des figures de proue de la mouvance  » frériste « , soignées dans l’hôpital où il accomplissait son internat. Celui qui rejoindra la confrérie en 1975 évoque ensuite ses nombreux séjours en prison, sous Sadate comme sous Moubarak, pour appartenance à une organisation interdite ou atteinte à la sûreté de l’Etat. C’est d’ailleurs derrière les barreaux qu’il croise cet autre médecin égyptien nommé Ayman al-Zawahiri, successeur d’Oussama ben Laden à la tête d’Al-Qaeda. Au détour de ce témoignage, le cofondateur de la Gamaa Islamiya relate aussi le schisme survenu à l’orée de la décennie 1980, prélude à la dérive armée d’une faction fanatisée. Un épisode que l’intéressé invoque dès qu’on lui fait grief d’avoir milité au sein d’un mouvement terroriste.

Pour élargir son audience, Aboul Fotouh se devait d’ajouter au vécu carcéral et au brevet de piété religieuse deux atouts : la légitimité révolutionnaire et l’ouverture d’esprit. A la différence des felouls ( » résidus « ) de l’ancien régime, tels l’ancien ministre des Affaires étrangères puis patron de la Ligue arabe Amr Moussa ou l’ex-général Ahmed Shafik, ultime chef de gouvernement de l’ère Moubarak, lui peut se prévaloir d’avoir arpenté, dès le 25 janvier 2011, une place Tahrir en ébullition et d’y avoir planté, fort de son aura de président de l’Union des médecins égyptiens, des hôpitaux de toile. L’argument de la modération se révèle d’un maniement plus délicat, notamment depuis le ralliement de maints capitaines de la flottille salafiste, trop heureux de saper ainsi l’assise des Frères musulmans, rivaux en islamisme.

Nul doute pourtant que c’est bien le réformisme d’Aboul Fotouh, un temps pressenti au fauteuil de guide de la confrérie, qui lui vaudra une disgrâce sans retour. Evincé du Bureau de la guidance – le comité exécutif de la confrérie – en décembre 2009, au détour d’une purge déclenchée par les gardiens du dogme, il se voit exclu à l’été 2011, peu après l’annonce de sa candidature. Ce qui n’empêchera pas ses ex-compagnons, maîtres d’un Parlement sans réel pouvoir, de lancer dans l’arène Mohamed Morsi, apparatchik falot, reniant ainsi leur serment de ne pas briguer la présidence. Une certitude : le franc-tireur entraîne dans son sillage une cohorte de jeunes cadres en rupture de ban et garde d’influents alliés au sein de la galaxie  » FM « . En revanche, son entourage confesse l’inquiétude que lui inspirent deux écueils : le manque d’argent et les carences logistiques, patentes dans l’Egypte profonde, où perdurent la prééminence des loyautés tribales et l’influence des potentats locaux. Même affaiblis, les Frères peuvent à l’inverse miser sur un robuste enracinement social et caritatif comme sur leur savoir-faire en matière de mobilisation militante.

Le 15 mai, dans l’enceinte d’un centre de conférence du quartier cossu d’Al-Nasr, son champion a réussi un prodige : se faire acclamer par une assemblée de femmes puis, à deux pas de là, par un auditoire acquis à la Dawa al-Salafiya, l’Appel salafiste. De fait, l’ex-généraliste, marié à une cons£ur médecin et père de six enfants, prétend détenir le remède censé transcender les clivages et libérer la société égyptienne du mal qui la ronge, la  » polarisation  » des esprits. Au prix de quelques paradoxes, dont celui-ci : son irruption élargit les lignes de faille parmi les héritiers de Hassan al-Banna, fondateur en 1928 de la confrérie des Ikhwan al-Muslimin, et nourrit d’âpres controverses au sein des couples et des familles.

Défricheur inspiré ou illusionniste ? Visionnaire ou caméléon ? Le patriarche ratisse large. Trop large. Les libéraux le voient plus libéral qu’il ne l’est, et les fondamentalistes le rêvent plus conservateur qu’il ne le dit. Bref, son atout maître constitue aussi son principal handicap. Motion de synthèse ambulante, Aboul Fotouh ne pourra, si d’aventure le sort des urnes lui est propice, satisfaire tous ses créanciers électoraux.  » Plus il parle, moins je sais ce qu’il veut vraiment « , soupire le chercheur Moaaz al-Zoughby, pourtant engagé à ses côtés. La fameuse formule s’acclimate fort bien au soleil des pyramides : on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. Aux yeux du Frère émancipé, l’islam est un facteur d’unité nationale et la charia – pourvu qu’on l’applique avec retenue -, un fleuron du patrimoine culturel commun. Oui à la loi coranique, non à l’amputation de la main du voleur. Un musulman peut-il se convertir au christianisme ? Certes pas, même si le bon Dr Attrape-Tout réprouve le châtiment promis à l’apostat, la mort.

Chantre de l’Etat de droit et du respect des minorités, enclin à juger  » désastreuse  » la confusion entre la prédication et l’action politique, Aboul Fotouh aurait-il inventé le pâté d’alouette à la sauce cairote, soit un cheval d’islamisme pour une alouette de libéralisme ? Bichoi en est convaincu. Et ce copte de 24 ans se désole de voir tel notable chrétien, hier proche du défunt patriarche Chenouda III, épauler financièrement le prétendant d’Allah.  » Cas isolé, Dieu merci, nuance le futur informaticien. Certains d’entre nous voteront pour un rescapé du régime déchu par peur du chaos. Et beaucoup – c’est mon cas – boycotteront un scrutin qui s’apparente à une farce téléguidée par la hiérarchie militaire. Je ne veux pas avoir à choisir entre un feloul corrompu et un fasciste islamiste. « 

Maître du pays, le maréchal Hussein Tantaoui, patron du Conseil suprême des forces armées, s’engage comme il se doit à céder les commandes à l’élu du peuple, doté au demeurant, faute de Constitution, de prérogatives imprécises. Y compris s’il se nomme Aboul Fotouh ? Oui, bien sûr. Quoique plus incisif que ses concurrents en la matière, ce dernier sait qu’il devra transiger avec l’institution militaire, résolue à sauvegarder prébendes et privilèges – à commencer par ses ressources budgétaires et un immense empire économique qui s’étend du BTP à l’électronique grand public, en passant par l’hôtellerie. De même, l’armée exige une immunité de facto au profit des officiers et des soldats coupables d’assassinats ou d’actes de torture, ainsi qu’un droit de veto sur toute loi la concernant. Pas sûr enfin que le  » doktor  » serait en mesure de renvoyer, comme annoncé, vers la justice civile les Egyptiens déférés devant des tribunaux militaires. On en a dénombré 12 000 au long de l’année écouléeà

Qu’il accède ou non au second tour, programmé les 16 et 17 juin, Abdel Moneim Aboul Fotouh aura bousculé un échiquier sclérosé. Voire, qui sait, fécondé l’embryon d’un islam politique pragmatique et moderniste. Le praticien retraité s’est choisi pour emblème le cheval. Mais nul ne sait encore si l’équidé est promis à un destin de fringant pur-sang ou de vieux canasson de retour.

V. H., AVEC N. H.

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