Double joug

Belge de coeur, Patrick McGuinness décrit la Roumanie avant la chute de Ceausescu. Tous les coups sont permis pour vivre dans un pays qui oppresse les gens, pas les sentiments.

Patrick McGuiness est un homme étonnant. Ce professeur de littérature francophone, à Oxford, possède un nom irlandais, combiné à un accent belge ! Il explique qu’il s’agit d’un héritage maternel, nourri par ses séjours dans la maison familiale de Bouillon. Il s’apprête d’ailleurs à sortir un livre sur son enfance en Belgique, à l’heure où paraît chez nous son premier roman sur le déclin roumain. Son héros arrive un peu malgré lui dans la Roumanie de Ceausescu, un pays gangrené par la peur, la paranoïa, le marché noir et l’art de la débrouille. Ce témoin trouvera-t-il le chemin de la vérité et de la liberté ?

Comment percevez-vous la Belgique ?

J’entretiens un lien très fort à ce pays, or je crains qu’il ne ressemble plus à la Belgique de mon enfance, tant les Wallons et les Flamands sont séparés culturellement. Ayant consacré ma thèse à Maeterlinck, je suis le seul professeur d’Oxford à enseigner la littérature et le symbolisme belge (rires). On oublie que c’est justement la dualité qui définit ce courant, où des écrivains flamands écrivaient en français. Ce qui me frappe, c’est que les auteurs belges écrivent comme s’ils étaient exilés dans leur propre pays, comme s’ils décrivaient une terre étrangère.

 » On prétend que l’Histoire fait les gens qui font l’Histoire « , écrivez-vous. Quel est leur interaction ?

A travers mon roman, j’exprime à quel point les gens subissent l’Histoire. Ils sont étrangers à ce qu’elle est en train de faire, même s’ils se trouvent au sein de la révolution. On peut se croire au coeur de l’Histoire, or elle n’a pas de centre ! La révolution et les chutes me fascinent, parce que nul ne les prévoit. Voyez le Printemps arabe ou la fin de Ceausescu, décrite ici. Tout le monde avait peur de Ceausescu, mais malgré son pouvoir, il n’a pas vu venir les choses. Que ce soit en vivant en Iran ou en Roumanie, j’ai connu la fin d’un système corrompu et pourri. L’Histoire démontre, hélas, qu’on revient très vite à cela. J’avoue ne pas être optimiste.

 » L’oppression crée sa propre normalité.  » Elle finit forcément par déteindre sur les gens, mais que ne peut-elle pas leur voler ?

Sous Ceausescu, les gens subissaient le communisme, mais ils faisaient face à cette réalité grâce à l’humour noir. Leur faiblesse : collaborer avec le système car ils n’avaient pas le choix. Le modus vivendi étant de l’afficher pour protéger ceux qu’ils étaient supposés surveiller. Lorsqu’un système écrase les gens, il les force à mentir et cela finit par les user. Ce qu’ils désirent vivre, c’est l’amour, l’amitié et les relations  » normales « . Dans les sociétés libres, on les juge d’après leurs paroles et leurs actes, mais dans une dictature, les gens ne sont pas ce qu’ils disent ou ce qu’ils font. Alors ils trouvent une autre façon d’accéder à la vérité, l’amour et l’amitié. C’est en Roumanie que j’ai appris que rien n’est noir ou blanc. La plupart d’entre nous appartiennent au  » centre-gris « . Le rôle de la fiction consiste justement à montrer les blessures floues de l’Histoire.

Est-ce possible, pour les Roumains, de concilier une telle complexité avec la liberté ?

La Roumanie a longuement vécu isolée. Outre le communisme, la politique nationaliste de Ceausescu a détruit la culture. On trouvait toutefois  » une sous-société  » non-organisée pour la raviver. Dans ce monde dépourvu d’innocence, la seule manière de doubler  » un système double « , était de devenir  » triple  » surtout concernant sa vie privée. Les gens souffrent encore de cet isolement ravageur qui a corrompu les arts et les âmes. La situation est désormais incomparablement préférable, mais ce sont les mêmes personnes qui gèrent cette soi-disant démo-cratie. J’admire les êtres qui maintiennent une vie non polluée par le système, ils résistent ainsi intérieurement.

Les cent derniers jours, par Patrick McGuinness, Ed. Grasset, 495p.

Kerenn Elkaïm

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