Dottore Mario et Herr Draghi

Habile, le nouveau patron italien de la Banque centrale européenne a soulagé le Vieux Continent tout en donnant des gages à l’Allemagne. Mais les problèmes de fond demeurent.

Rien n’a changé, ou presque, dans le bureau du président de la Banque centrale européenne (BCE), au 35e étage de l’Eurotower, à Francfort. Un planisphère trône en majesté au-dessus de la table basse, dans ce bureau dépouillé décoré de quelques tableaux. Derrière la baie vitrée, on aperçoit le Main couler tranquillement. Rien n’a changéà sauf le titulaire du poste. Début novembre 2011, Jean-Claude Trichet, en place depuis 2003, a laissé son siège à l’Italien Mario Draghi, un Romain de 64 ans. Costume strict, fines lunettes, visage anguleux : le nouveau maître des lieux reçoit autour d’une autre grande table neutre, là où son prédécesseur dissertait installé sous la carte du monde. Seules quelques photos du nouveau locataire en compagnie de dirigeants italiens, et avec les présidents américains Bush et Obama, personnalisent le lieu. Le nouveau venu, il est vrai, n’a pas vraiment eu le temps de s’installer.

A son arrivée à Francfort, le feu couve en Europe. Le couple franco-allemand a pris les commandes pour éviter une sortie de route définitive de la Grèce et, à un moindre degré, de l’Italie. Pourtant, malgré les multiples plans de sauvetage, la défiance perdure sur les marchés quant à la capacité du Vieux Continent à sortir de l’impasse. Depuis plusieurs mois déjà, les banques ont cessé de se prêter entre elles, tétanisées par les risques d’insolvabilité des Etats européens les plus fragiles. Que faire ? Pas moyen pour la BCE de prêter davantage aux Etats, au risque de braquer définitivement les Allemands, dont deux faucons – Jürgen Stark et Axel Weber – ont déjà quitté la banque pour protester contre l’aide accordée par Trichet, à l’été 2011, aux Etats du Sud.  » Du fait de ces départs, Draghi a eu affaire à une gouvernance moins divisée que du temps de Trichet « , analyse Bruno Cavalier, chef économiste chez Oddo Securities. Il en profite alors pour sortir le bazooka en décembre dernier, en arrosant les banques de liquidités à bas coût – les fameuses LTRO ( voir l’encadré). Objectif affiché : stabiliser un système financier en voie de glaciation avancée. Objectif caché : redonner des couleurs aux banques afin que ces dernières puissent à nouveau racheter de la dette des Etats européens. Quitte à prendre le risque de faire un peu d’inflation, ou de reconstituer de nouvelles bulles d’actifs. Quand le malade est à l’agonie, pense-t-il, on ne se préoccupe pas des effets secondaires.

Cet habile jeu de bonneteau est poussé par le président français – au point que certains, sur les marchés, l’ont dénommé le  » Sarko trade  » -, mais demeure hautement douteux aux yeux de la chancelière Merkel. Politique et prudent, Draghi nie avoir jamais eu l’intention d’aider les Etats par ce biais.

Idéologie ou pragmatisme ?

Pour parvenir à son poste, l’Italien a dû multiplier les gages aux Allemands, d’abord peu enclins à accepter que ce poste clé soit offert à un représentant du  » Club Med « , comme les pays du sud de l’Europe sont taxés à Berlin.  » Pas cet Italien, osait même alors le tabloïd Bild : chez lui, l’inflation est à la vie ce que la sauce tomate est aux pâtes.  » Pour entrer dans les bonnes grâces de Berlin, le Romain a donc dû montrer patte blanche : il a vanté le modèle allemand comme le  » meilleur possible « , multiplié les serments d’allégeance aux dogmes de l’équilibre budgétaire et de la stabilité des prix, déclaré enfin que le  » modèle social européen est mort « . Même s’il tempère aujourd’hui ces déclarations – dont certaines ont été faites dans Bild, qui, en guise d’adoubement, l’a affublé d’un casque à pointe prussien – elles n’en ont pas moins décontenancé ceux qui rappellent, à juste titre, que le patron de la BCE n’a pas vocation à prendre parti pour telle ou telle vision de l’Europe.  » Il faut distinguer ce qu’il dit de ce qu’il fait, nuance Jean Pisani-Ferry, patron du think tank européen Bruegel. C’est justement parce qu’il donne des gages à Berlin qu’il peut pratiquer une politique non orthodoxe.  » De l’idéologie ou du pragmatisme, l’avenir dira ce qui prédomine.

De par son parcours et sa personnalité, Mario Draghi se prête volontiers à ce grand écart. Attaché à ses racines transalpines, ce père de deux enfants, diplômé du MIT de Boston, a effectué une grande partie de sa carrière aux Etats-Unis. En 1991, il rentre au pays pour prendre la direction du Trésor.  » Sa double culture de banquier central européen et d’universitaire américain constitue un atout, estime le Français Benoît C£uré, un des nouveaux membres du directoire de la BCE. Peut-être du fait de son passage aux Etats-Unis, c’est quelqu’un qui est très à l’écoute.  » Certains ne s’en sont pas moins émus de son passage chez Goldman Sachs, dont il assurait la vice-présidence entre 2002 et 2005, peu après que la banque américaine eut aidé la Grèce à maquiller ses comptes. Une opération dont il clame n’avoir rien su.

Il aura permis à l’Europe d’acheter du temps

Pour le style, ce golfeur, qui demeure très discret sur sa vie privée, tranche avec son prédécesseur par une communication plus précise, plus concise et moins emphatique.  » Là où Trichet supervisait tout – des taux directeurs à la couleur des billets de 5 euros en passant par l’embauche de la femme de ménage – Draghi est davantage concentré sur un certain nombre d’objectifs prioritaires « , témoigne un initié qui a côtoyé les deux présidents.

La méthode Draghi aura ainsi permis à l’Europe d’atteindre un objectif non négligeable : acheter du temps. Mais rien n’est réglé pour autant : la Grèce est loin d’être sortie d’affaire et l’empilement des plans de rigueur risque bien d’avoir, en décalé, un effet similaire sur les autres pays du Sud, à commencer par l’Espagne ( voir en page 38). La nécessité de relancer la croissance pour sortir les pays européens de l’engrenage de la récession demeure toujours aussi impérieuse, de même que celle de construire une Europe enfin capable de s’imposer politiquement sur la scène internationale. Mais cela, ce n’est pas du ressort du grand argentier.

BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

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