« Don’t cry for me, my Sabena… »

Les 12 000 travailleurs de la compagnie belge sont les figurants d’un mauvais feuilleton. Enquête sur leur amertume, leur colère et leurs espoirs

C’est triste, un aéroport, un jour de faillite! Le mercredi 7 novembre, à Bruxelles-National, une sourde mélancolie a envahi le hall des départs. En silence, plusieurs centaines d’ouvriers, d’employés, d’hôtesses et de pilotes de la Sabena cherchent ensemble un brin de réconfort. Les uns racontent leur dernier vol. Les autres brûlent un cierge. D’autres encore brandissent un calicot. « Si Zaventem peut se passer de la Sabena, alors la Belgique peut continuer sans ce gouvernement! » Des femmes d’un âge mûr, informées de la faillite sans aucun ménagement, portent un badge qui en dit long sur leur écoeurement: « Victimes » du « terrorisme socio-économique » ou encore d’un « gouvernement incompétent et cynique ».

Dans ce chaos, une poignée de passagers tentent de se frayer un passage. La plupart sont un peu gênés. Pas cette rangée d’hommes d’affaires, apparemment peu impressionnables. Ni ce couple d’amoureux insouciants, qui se bécotent. Plusieurs milliers de « Sabéniens » ont virtuellement perdu leur job, la Belgique connaît l’un des plus gros cataclysmes sociaux de son histoire – depuis la fermeture des charbonnages – et, mercredi, l’atmosphère à Zaventem est irréelle. Tout comme la pub d’une agence d’intérim, à l’étage: « Vous cherchez un travail à l’aéroport ou ailleurs en Belgique? Laissez vos coordonnées… » Dérisoire et amer.

Et puis, en fin de matinée, les plus costauds se ressaisissent pourtant. Ils invitent leurs collègues à mettre le cap sur le centre-ville. Très digne jusque-là, au point d’autoriser les vols des compagnies étrangères, le personnel de la Sabena semble prêt pour un dernier baroud d’honneur. Quelques heures plus tard, vers 15 heures, il ne sait plus à quel saint se vouer quand le Premier ministre annonce le projet de la dernière chance (lire en p.10). La douche froide, puis l’espoir. Tel est le lot quotidien, depuis plusieurs mois.

Mardi, déjà, l’aérogare avait frisé la crise de nerfs. Les 12 000 travailleurs étaient abandonnés à leur sort. « Don’t cry for me, my Sabena », chantaient des membres du personnel, pour illustrer leur dépit. Certains avaient été priés d’emporter leurs affaires personnelles, en fin de journée. D’autres avaient pris les devants en bloquant le décollage des avions Sabena. Sans incidents, toutefois.

« Vraiment, c’est dur à vivre », témoigne Marie. Avec tout son équipage, cette jeune hôtesse de l’air s’est retrouvée bloquée à New York, le 11 septembre. A son retour, la compagnie ne lui a offert aucune assistance psychologique. Choquée par les attentats, insécurisée par la mort annoncée de la Sabena, elle a vécu les derniers jours comme on suit un mauvais feuilleton. « J’étais fière de travailler pour cette compagnie, l’une des plus anciennes et les plus sûres du monde, dit-elle. Aujourd’hui, mes copains me disent que je trouverai facilement un job ailleurs. Serveuse dans un restaurant ou réceptionniste dans une grande boîte. Mais où seront-ils, mes passagers, que je pouvais rassurer et chouchouter? »

Dans le secteur sinistré de l’aviation, les possibilités de reclassement ne seront pas légion. Il y a trop de pilotes et d’hôtesses sur le marché du travail, et le personnel au sol ne paraît guère mieux loti. Beaucoup regrettent de ne pas avoir mis les bouts quant il était encore temps. Mais les plus prompts n’ont pas nécessairement décroché la lune. Des pilotes de la Sabena récemment débauchés par Singapore Airlines sont déjà passés à la trappe, victimes de la règle du « dernier entrant, premier sortant ». D’autres attendent, en vain, leur salaire auprès de compagnies africaines proches de l’asphyxie. « J’envoie des curriculums depuis février. Mais c’est trop tard: il n’y a plus aucun emploi de pilote à saisir », commente Thierry, entré à la Sabena il y a six ans. Cet homme en colère est marié à une hôtesse et figure parmi les quelque 400 couples de « Sabéniens ». « Demain, nous risquons de n’être que deux chômeurs avec une petite fille, dit-il, contraints de quitter notre logement et – vraisemblablement – de nous expatrier. » Ces derniers jours, les journaux sont truffés de ce type de témoignages. Dans telle famille, on est pilote ou steward de père en fils. Dans telle autre, les deux frères jumeaux ont épousé des hôtesses, tandis que la soeur est également mariée à un « sabénien ». Six emplois menacés, d’un seul coup! Car la création d’une Sabena bis, annoncée par le gouvernement, laisse le personnel très sceptique. « Seuls les yes-man seront réembauchés, estime Thierry: ceux qui disent oui à tout et sont prêts à travailler dans des conditions de plus en plus précaires. » Ces jours-ci, l’allusion à Ryanair est sur toutes les lèvres. Au mieux, les travailleurs qui échapperont à la purge de novembre s’attendent au même régime minceur que celui imposé par la compagnie irlandaise. « Des horaires de plus en plus serrés, une vie familiale sacrifiée, le tout pour un salaire nettement amputé », résume une employée du catering.

Davantage encore que la Swissair, la rancoeur des employés de la Sabena frappe avant tout le gouvernement belge et les administrateurs, politisés, qu’il a désignés depuis des lustres. « Les petits copains, d’abord! » ricane Michel. Avec ses trente-trois années au service de la Sabena, cet ancien chef de cabine trouve les mots justes pour qualifier le lien « quasi affectif » qui l’unissait à « sa » compagnie. « C’était une grande famille, où l’esprit d’équipe était unique. Un mélange de décontraction et d’efficacité. » Aujourd’hui, la belle aventure s’est provisoirement arrêtée, comme un rêve qui se mue en cauchemar. Entre amertume et espoir.

Philippe Engels

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