Dodier, l’orfèvre

Depuis trente-cinq ans et 26 albums, le Dunkerquois Alain Dodier se consacre quasi exclusivement à Jérôme K. Jérôme Bloche. Bien lui en a pris : sa série policière reste l’une des meilleures, tous genres confondus.

Le Tipp-Ex est, parfois, le signe des grands. Des grands dessinateurs en tout cas, classiques dans leurs manières, proches de l’artisanat : ainsi les planches originales d’Alain Dodier et de sa série Jérôme K. Jérôme Bloche, telles qu’on a pu les voir dernièrement à la galerie Champaka de Bruxelles ; elles sont truffées de petites retouches et corrections. Des corrections que seul Dodier jugeait nécessaires – ses planches et son trait sont d’une lisibilité et d’une maîtrise rares – et qui en disent long sur le travail d’orfèvre, patient et solitaire, auquel s’astreint son auteur. Une minutie d’horloger qui s’exprime en particulier dans son découpage, dans chaque planche et puis dans chaque case d’un  » Jérôme  » qu’il n’a jamais quitté, et qu’il ne quittera probablement jamais.  » Je n’ai aucune autre envie, j’en ai presque honte ! Je ne suis pas dans le challenge, mais dans le plaisir. Trouver des idées n’est pas plus difficile qu’avant ; c’est aussi difficile. Mais avec le temps, je sais désormais que je vais trouver. C’est peut-être la seule différence.  »

C’est en 1982 que cet autodidacte se lançait, après quelques récits courts, dans le grand bain de Spirou avec une série déjà originale : les aventures tout sauf spectaculaires d’un jeune détective privé aussi maladroit que futé, bourré de références (dans sa chambre d’ado, les posters de Humphrey Bogart côtoyaient les oeuvres complètes d’Agatha Christie) et de caractéristiques qui ressemblent furieusement à son auteur.  » La passion du petit déjeuner, jamais de café trop tard, des fragilités diverses, une sensibilité aiguë aux courants d’air et au rhume… S’il n’a pas d’allergie au pollen, c’est parce que je n’en ai pas non plus. Initialement, je lui avais même prévu une moustache, mais Makyo (NDLR : cocréateur, avec Letendre, de la série sur les quatre premiers albums) n’en a pas voulu. Et puis, il est très soupe au lait. Bref oui, Jérôme tient beaucoup de moi, même si on lui a ajouté des caractéristiques purement romanesques : un Solex pour insister sur sa fantaisie, des lunettes pour son côté cérébral, des vêtements qui se réfèrent à des personnages charismatiques. Tout fait symbole. Ensuite, on essaie juste de mettre un pied devant l’autre. En trente-cinq ans, ça en fait de la marche…  »

Dodier, l'orfèvre
© DR

Pas si Simenon

JérômeK. Jerôme Bloche constitue effectivement un parcours remarquable dont Dodier n’a jamais dévié – si ce n’est le temps de quelques albums trop méconnus de Gully, réalisés là aussi avec Makyo, et où il laissait libre cours à sa fantaisie et à un trait franchement humoristique. Sa seule parenthèse enchantée. Pour le reste, faisant fi de toutes les modes, il reste fidèle à Jérôme et, surtout, aux atmosphères qu’il parvient à insuffler dans ses récits et qui renvoient ses fans à Simenon. Le dessinateur s’en amuse :  » En réalité, j’ai peut-être lu deux ou trois Maigret et quelques San Antonio, par contre j’ai suivi scolairement une liste fournie par un lecteur dans les années 1980, avec par ordre alphabétique une trentaine d’auteurs et de livres à lire. J’ai bien aimé James Lee Burke, j’en suis à Willeford… Mon inspiration, c’est plutôt le quotidien, les infos, pas spécialement les faits divers. Et les gens. A 20 ans, j’ai fait facteur pendant deux années, c’est je crois ma plus grande inspiration, avec les trois jours que j’avais passé à Paris à l’âge de 18 ans – je prenais le train pour la première fois. Ça m’a donné la curiosité des autres. L’envie de travailler la matière humaine. Je la connais bien mais sans trop pratiquer. Si j’ai le goût des autres, c’est le goût d’un ours !  » Un ours qui ne sort effectivement que trop rarement de sa tanière dunkerquoise, avec vue sur la mer, et qui est pourtant devenu aujourd’hui une référence pour beaucoup de ses collègues, avec une série qui, autre fait rare, semble bonifier d’album en album.  » Je sais qu’il y a une évolution, je ne parlerais pas de progrès. Ce que j’ai sans doute perdu en jeté, dans la spontanéité du trait, je l’ai gagné en maîtrise. Maintenant, mon pinceau est plus gros mais le trait est plus fin. Et pourtant, ma vue baisse.  » Soit tout le contraire de son talent, et de son métier.

Dodier, l'orfèvre

Souvenirs d’enfance

La famille, chez Jérôme, c’est sacré, presque autant que les petits déjeuners. Aussi, quand son oncle l’appelle de Bergues pour lui demander de venir enquêter sur la disparition de la fille de son patron, Jérôme n’a pas le choix : il va devoir annoncer à Babette qu’ils partent dans le Nord plutôt qu’à Venise… Sur place, Jérôme va renouer avec sa famille, sa chambre d’ado et ses souvenirs d’enfance – ce couteau dans l’arbre qui lui a laissé, comme l’écrit Dodier,  » un petit sentiment de culpabilité. Le souvenir désagréable d’un jour où il a manqué de noblesse.  » Il va aussi, comme souvent, mettre à nu et presque malgré lui les faux-semblants, les doubles visages et les atmosphères lourdes qui accompagnent toujours, chez Jérôme et chez Dodier, les gens normaux : la disparition de la petite Charlotte Demeester va en effet s’annoncer plus délicate, et plus proche de lui, qu’il n’y paraît. En dehors de toutes les modes et avec une régularité de pur artisan, Alain Dodier affine et patine son savoir-faire dans ce 26e album : des intrigues policières autant qu’humaines, aux atmosphères tantôt drôles, tantôt lourdes, mais jamais gratuites et évoquant Chabrol ou Simenon. Mais, surtout, servies à la fois par un des meilleurs narrateurs de son art, capable de faire de son découpage et de ses planches de petits bijoux d’horlogerie, et par un dessinateur hors pair dont le semi-réalisme n’a jamais oublié ses racines humoristiques. Bref : un art à la mesure de sa trop grande discrétion.

Jérôme K. Jérôme Bloche, tome 26. Le couteau dans l’arbre, par Alain Dodier, éd. Dupuis, 58 p.

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