Portrait de Lovecraft au milieu de ses monstres, par David Carson. © Charles Walker/belgaimage

Dire l’indicible

Dix ans après sa publication originale, la monumentale biographie de Howard Phillips Lovecraft, le plus grand maître de la littérature fantastique du xxe siècle, signée par S. T. Joshi, paraît enfin en français.

Lorsque Howard Phillips Lovecraft décède, le 15 juin 1937, emporté par le cancer de l’intestin qui avait encore empiré une existence qui ne brilla jamais par le bonheur, la célébrité commençait à peine à frapper à sa porte. Ce n’était que la dernière preuve d’ironie d’un destin qui avait longtemps joué avec ses pieds, lui qui n’avait quitté sa ville natale de Providence, à Rhode Island (Etats-Unis), que pour essuyer échec sur échec – jusqu’à ce qu’il y revienne mourir. Il faut dire que les choses avaient mal commencé : alors qu’il est âgé de 3 ans, son père, petit commerçant spécialisé dans la vente de métaux précieux, est interné pour démence ; écolier, il passe d’épisode de maladie en épisode de maladie ; lorsque son grand-père disparaît, lui, sa mère et ses tantes se retrouvent sans le sou ; la dépression le frappe avant de recevoir son diplôme de fin d’études (qu’il n’obtiendra jamais, brisant son rêve d’étudier l’astronomie à l’université). La mort de la mère de Lovecraft (il a 31 ans) scelle définitivement son avenir : elle aussi fut internée pour  » hystérie  » et  » dépression  » avant de décéder des complications liées à une opération de la vésicule biliaire. Il était dit que la vie du jeune surdoué de Providence qui, enfant, abreuvait déjà son entourage de fictions, de poèmes, de lettres et de dissertations sur tous les sujets, prendrait la forme d’une caricature : celle de l’écrivain maladif et maudit. Car même la carrière littéraire de Lovecraft prit vite une tournure brinquebalante : obsédé par l’horreur qu’il voyait cachée au coeur du monde, il développa, dès la fin de la vingtaine, un univers étrange, inquiétant et absolument singulier – dont l’audience finit par faire de lui, bien après son décès, le plus grand écrivain d’horreur du xxe siècle.

cette terreur de l’ailleurs n’est que la version hypertrophiée d’un racisme viscéral.

Pulp fictions

Lorsqu’il commence à publier ses premiers textes professionnels, dans des revues comme The Vagrant ou Weird Tales, ceux-ci ne sont pourtant pas mieux reçus que ceux de ses collègues. Pour les lettrés, ce qui paraît dans ces feuilles à six sous ne mérite guère plus d’attention que le matériau dont elles sont constituées et qui donne son nom à la littérature qui y paraît : pulp – c’est-à-dire  » papier mâché « . Il n’en va pas de même de plusieurs de ceux avec qui il en partage les pages, à l’instar de Robert E. Howard, le créateur du personnage de Conan le barbare, ou de l’écrivain de thriller Robert Bloch (l’auteur de Psychose), qui reconnaissent en lui un maître d’un genre nouveau. Dans les textes de Lovecraft, on trouve un vocabulaire différent, des personnages jamais vus, des créations imaginaires terrifiantes et aberrantes, synthétisées par ce qui demeure le  » mythe  » le plus célèbre qui soit tombé sous sa plume : celui de Cthulhu. Sous ce nom exotique, c’est toute une cosmologie monstrueuse qui se déploie, centrée sur des univers parallèles hostiles où croupissent des créatures abominables, d’une puissance inouïe, prêtes à ne faire qu’une bouchée de la Terre – quoi qu’en veuillent les quelques humains qui tentent de les combattre. Comme les parents de Lovecraft, la plupart de ceux-ci finissent fous, à courir en hurlant à travers des plaines où personne ne fait écho à leur voix ; et comme pour beaucoup de ses contemporains, cette terreur de l’ailleurs n’est que la version hypertrophiée du racisme viscéral, panique, qui hantera l’écrivain toute sa vie. De fait, à côté de sa production littéraire, celui-ci multiplia les articles, les essais, ainsi que les lettres les plus explicites : l’autre, l’ailleurs, le dehors, sont les mécanismes d’une destruction programmée du monde – le signe que des forces terribles conspirent à son annihilation.

Je suis Providence. Vie et oeuvre de H. P. Lovecraft, par S. T. Joshi, 2 vol., trad. fr. sous la dir. de Christophe Thill, ActuSF, 1 392 p.
Je suis Providence. Vie et oeuvre de H. P. Lovecraft, par S. T. Joshi, 2 vol., trad. fr. sous la dir. de Christophe Thill, ActuSF, 1 392 p.

Visions d’horreur

Athée, matérialiste, pessimiste, obsédé par le destin de la race blanche, tenté par le fascisme, fasciné par les écrits de l’auteur du Déclin de l’Occident Oswald Spengler, Lovecraft semble avoir surtout été conduit par une sorte d’inquiétude fondamentale, une peur qu’il traduisait en visions d’horreur. Longtemps, cette ambiguïté fondamentale de l’oeuvre de l’écrivain a été sous-estimée – au profit de l’analyse minutieuse de son écriture louvoyante, moirée, attirée par les mots rares et les images d’obsession, ou bien de celle de son univers, enrichi par de nombreux auteurs après lui. Aujourd’hui, la parution en français de la gigantesque biographie que lui a consacrée son plus grand spécialiste, le critique américain Sunand Tryambak Joshi, par ailleurs infatigable éditeur de sa correspondance et de ses essais, jette à la fois la lumière la plus crue sur ce que la pudeur refusait de voir – et souligne néanmoins la grandeur de l’oeuvre. Composée de deux énormes volumes traduits par une vaste équipe dirigée par Christophe Thill et financée par une opération de crowdfunding de grande ampleur, cette biographie, fouillée jusqu’à l’orfèvrerie mais lisible comme un roman, fait même de cette tension la vertu fondamentale de la littérature de Lovecraft. S’il est tant lu aujourd’hui, de Michel Houellebecq (qui lui a consacré son premier ouvrage, H. P.Lovecraft. Contre le monde, contre la vie) à la philosophe et sociologue américaine Donna Haraway (qui a nommé  » Cthulhucène  » l’époque monstrueuse dans laquelle nous vivons), c’est en raison de l’ambivalence du regard sur le monde qu’il propose. D’un côté, comme l’indique le titre de la première revue dont il fut le rédacteur en chef, The Conservative, il est celui d’un Anglo-Saxon de race blanche craignant pour le futur des représentants de celle-ci ; de l’autre, il est celui d’un auteur ayant outré ses peurs jusqu’au point où elles deviennent la peur – une peur majuscule, dont nous sommes tous victimes. Chez Lovecraft, le mot qui, de cette peur, dit toute l’ampleur, la dimension presque cosmique, est sans doute celui qui marque aussi l’échec programmé de toute entreprise d’écriture : le mot  » indicible « . Ponctuant tous les récits de l’écrivain fauché, de l’homme malade, il est aussi celui qui explique le désespoir fondamental d’un individu qui croyait, un peu à la manière de son contemporain Ludwig Wittgenstein, que  » ce dont on ne peut parler, il faut le taire « . Mais on peut essayer.

Je suis Providence. Vie et oeuvre de H. P. Lovecraft, par S. T. Joshi, 2 vol., trad. fr. sous la dir. de Christophe Thill, ActuSF, 1 392 p.
Je suis Providence. Vie et oeuvre de H. P. Lovecraft, par S. T. Joshi, 2 vol., trad. fr. sous la dir. de Christophe Thill, ActuSF, 1 392 p.

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