A 63 ans, Angelo Bison a la mémoire toujours aussi vivace, parce qu'entraînée. © Alice Piemme / AML©

Devoir de mémoire

Contraints pendant des semaines à un confinement qui les a tenus éloignés de leurs collègues et de leur public, les comédiens n’en doivent pas moins entretenir un de leurs plus précieux outils de travail : leur mémoire. Une machine complexe et fascinante.

Angelo Bison a sa propre estimation : 90 %. 90 % des spectateurs lui posent la même question quand ils le rencontrent à l’issue d’une représentation :  » Comment faites-vous pour retenir tout ça ?  » Il faut dire que le comédien – connu du grand public par son rôle central dans la série RTBF Ennemi public – s’est fait une spécialité d’enchaîner les seuls-en-scène bluffants, aux textes complexes, livrés avec une précision et une intensité diaboliques. Il y a eu Fabbrica et Pecora Nera, d’Ascanio Celestini, mis en scène par Pietro Pizzuti, L’avenir dure longtemps d’après le philosophe Louis Althusser et Un homme si simple de l’écrivain belge André Baillon, tous deux mis en scène par Michel Bernard, et aujourd’hui Da solo, adaptation du roman de Nicole Malinconi, monté par Lorent Wanson, qui aurait dû être créé cet été au Royal Festival de Spa (et qui le sera peut-être, l’équipe ne perd pas espoir, mais sous une forme particulière) avant une tournée prometteuse.

Apprendre beaucoup par coeur, réfléchir beaucoup, et si possible tous les jours, voilà ce qu’il y a de plus efficace.

Si sa faculté de mémorisation épate, pour Angelo Bison, ce n’est pas l’aspect le plus ardu de son métier et, surtout, ça s’entraîne.  » On apprend à connaître sa mémoire et à la maîtriser, explique le comédien. Moi, par exemple, j’ai à la fois une mémoire visuelle et auditive, ce qui me facilite la tâche. Tous les matins, mais vraiment tous les matins, j’étudie. Je me lève avant les enfants, vers 5 h 30, 6 heures. J’ai alors une petite heure pour emmagasiner de nouvelles informations au niveau de la mémorisation. Ensuite, dans le courant de la journée, je peux revoir certains textes que je vais reprendre, mais je ne peux plus faire acte de mémorisation pure et dure, c’est de la révision. Aujourd’hui, j’ai 63 ans et je m’aperçois que ma mémoire est toujours aussi vivace, simplement parce qu’elle est entraînée. Et quand on me demande une reprise d’un spectacle, ces textes sont dans ma tête, dans des cases différentes. On appuie sur un bouton et le texte sort.  »

Avec cette discipline quotidienne, Angelo Bison est en fait fidèle à un précepte établi depuis l’Antiquité et formulé par le pédagogue romain Quintilien dans son Institution oratoire :  » Apprendre beaucoup par coeur, réfléchir beaucoup, et si possible tous les jours, voilà ce qu’il y a de plus efficace.  »

Malaxer la matière

Pas question d’approximation dans ce travail de mémorisation : Angelo Bison apprend le texte à la lettre.  » J’ai une éducation terrible par rapport à ça, transmise par Claude Etienne (NDLR : 1917 – 1992. Acteur, metteur en scène et fondateur, en 1943, du Rideau de Bruxelles qu’il dirigea jusqu’à sa mort). Moi je suis un amoureux de Racine et de Corneille, de Baudelaire, du texte pur et dur. Il n’y a pas de place pour dire autre chose que ce qui est écrit.  » On retrouve la même rigueur d’apprentissage, le même respect total des mots de l’auteur, ou de son traducteur, chez Anne-Claire, qui prépare, elle, tant que faire se peut la création en français de Des Hommes endormis, de Martin Crimp, dans une mise en scène de Michael Delaunoy censée faire l’ouverture de la prochaine saison au Rideau. En 2018, Anne-Claire décrochait le prix Maeterlinck de la meilleure comédienne pour sa performance dans le redoutable Oh les beaux jours, monté par Michael Delaunoy. Pour endosser le personnage de Winnie, la comédienne s’est préparée pendant un an.  » Ce fut le texte le plus difficile de toute ma carrière, affirme-t-elle, parce qu’il y a beaucoup de redites, avec des variantes. Winnie revient avec les mêmes thèmes mais c’est chaque fois différent. Et c’est justement ça qui fait sens, ces répétitions avec ces variations, c’est comme ça qu’elle tient sa journée. Pour éviter les pièges, j’avais surligné en couleur les passages où les mêmes mots revenaient. Comme j’ai une mémoire assez visuelle, au début quand je jouais, je voyais les pages se tourner et je voyais le bleu dans le haut, le rouge dans le bas…  »

La difficulté principale dans Oh les beaux jours est l’immobilité forcée du personnage de Winnie, d’abord enterrée jusqu’à la taille, puis, dans la deuxi- ème partie, carrément jusqu’au cou. Un sacré problème quand on a l’habitude de lier la mémoire du texte à des gestes.  » Le travail d’apprentissage à la table est une première mémoire, précise Anne-Claire, mais on se rend compte qu’une fois qu’on se lève et qu’on bouge dans l’espace, on perd une grosse partie de cette mémoire-là. Donc, parfois même avant les répétitions, j’apprends le texte en faisant des actions physiques qui ne demandent pas une trop grande réflexion, comme repasser, ou tondre la pelouse, pour que la mémoire s’ancre un peu plus dans le corps. C’est aussi une manière de « malaxer la matière », qu’elle devienne souple, vivante. Comme dans la deuxième partie de Oh les beaux jours, il n’y a justement pas de corps – Beckett ne demande plus qu' »un regard gauche », « un regard à droite » -, j’ai associé les mots à des images et je me suis créé un petit chemin imaginaire, puisque je n’avais rien d’autre.  »

Anne-Claire dans Oh les Beaux Jours, le texte le plus difficile à retenir de sa carrière.
Anne-Claire dans Oh les Beaux Jours, le texte le plus difficile à retenir de sa carrière.© ALESSIA CONTU

Pour Angelo Bison, en quarante ans de carrière, L’Avenir dure longtemps fut le texte le plus ardu à apprendre.  » Parce que la mémorisation me sert à essayer de comprendre ce que l’auteur a voulu dire à travers ces mots-là, comprendre le mécanisme de sa pensée. Et quand j’ai abordé Louis Althusser, ce philosophe qui essaie d’expliquer son crime, avec une lucidité terrifiante, jusqu’au moment où il arrive à mettre ses mains sur le cou de sa femme et à l’étrangler, à certains moments, je jetais mon bouquin par la fenêtre. Parce que je me disais : je ne comprends pas ce type, je ne comprends pas sa pensée, et ne la comprenant pas, j’ai du mal à l’étudier.  » Là encore, le comédien suit instinctivement un des fondements théoriques des techniques de mémorisation. Comme l’écrivait l’homme de lettres français François-Philippe Gourdin dans Principes généraux et raisonnés de l’art oratoire (1785),  » il convient d’entendre et concevoir nettement ce qu’on veut apprendre par coeur.  » Finalement, après des mois de travail, Angelo Bison a réussi à percer le raisonnement d’Althusser, à se l’approprier, avec à la clé le prix Maeterlinck du meilleur seul-en-scène en 2016.

Plus dangereux

Voilà donc pour la phase d’apprentissage. Mais que se passe-t-il exactement dans la tête du comédien en train de restituer, seul en scène, le texte qu’il a passé tant de temps à mémoriser ? Pour Angelo Bison, la mécanique est complexe.  » Il faut être dans le mot que l’on dit et pas dans le mot qui va suivre. En tant que comédiens, nous avons tendance à nous rassurer en voulant savoir ce qu’on dit après. En réalité, ce qui nous rassure nous détruit parce qu’il faut oublier ce qu’on dit après. Il faut simplement dire ce qu’on a à dire maintenant. Le jour où j’ai appris ça, j’ai appris beaucoup de mon métier. On rejoint ainsi la vérité puisque la vérité des choses est que je ne sais pas ce que je vais vous dire après. On n’est pas dans l’anticipation, on est dans le présent et, de ce fait, ça devient plus dangereux. Mais le fait que c’est plus dangereux ajoute évidemment à l’intensité de la représentation. On travaille sans filet, parce que le trou est possible, le vide est possible.  »

Comme le confirme Anne-Claire, il y a là un équilibre à trouver entre la maîtrise et le lâcher-prise :  » Etrangement, ce ne sont pas les premières représentations qui sont les plus dangereuses au niveau de la mémoire, mais plutôt quand on commence à s’approprier la matière. On joue peut-être mieux, mais il y a relâchement, avec le risque que le texte s’en aille, que les trous arrivent. On pourrait se dire que l’on doit se forcer à rester sur des rails, mais ce qui nous rend meilleurs comme acteurs c’est justement que ce ne soit pas la même chose tous les jours, que ce soit avec l’ici et maintenant, avec ce qui se passe chez le partenaire, ce qui se passe dans le public, avec l’émotion qu’on a ce jour-là, qui n’est pas la même que celle du lendemain.  » Et c’est bien là ce qui fait du théâtre un art vivant, qu’aucune captation vidéo, aucune retransmission sur une plateforme ne parviendra tout à fait à mettre en boîte.

Trous et souffleurs

La Comédie-Française l’a institué dès sa propre fondation en 1680 : un poste de souffleur pour soutenir la mémoire des comédiens qui enchaînaient des dizaines, voire des centaines de rôles différents chaque année. Chuchotant au départ les répliques depuis la coulisse, le souffleur s’est même creusé un  » trou « , en plein milieu de la scène, devenant ainsi le plus privilégié des spectateurs. Si ce métier en voie de disparition a fait l’objet d’un sketch mémorable de Raymond Devos, l’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues lui a pour sa part rendu hommage dans Sopro ( Souffle) – créé au Festival d’Avignon en 2017 et à voir (du moins si le coronavirus le permet) au Théâtre de Liège la saison prochaine -, en faisant monter sur scène Cristina Vidal, la souffleuse du Théâtre national de Lisbonne. Pour Tiago Rodrigues, cette fonction constituait une métaphore évocatrice :  » Le souffleur est le souffle vital du théâtre. Non seulement sa mémoire, mais aussi ses poumons. Il vit dans cette zone frontalière entre le visible et l’invisible, la scène et les coulisses, le mot écrit et la parole, l’auteur et l’acteur.  »

Reste qu’un souffleur n’est pas toujours la panacée aux défaillances de la mémoire. Anne-Claire se souvient ainsi de plusieurs cas où le souffleur n’était pas entendu par le comédien, pris dans une spirale d’angoisse le rendant irrémédiablement sourd,  » comme dans un cauchemar où la voix ne parvient pas « .  » Le plus efficace, c’est de rester calme, conseille-t-elle. Quand ça m’arrive, je déglutis et j’attends, je réfléchis à qui je suis, à ce que je dis. Ce temps paraît très long mais, pour le spectateur, il l’est pas tant.  »

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