Mrs Dalloway, avec Blanca Portillo dans le rôle-titre. © sergio parra

Deux femmes impuissantes

Le KVS présente cette saison deux portraits de femmes tirés de monuments de la littérature et portés à la scène par le tandem belgo-espagnol Michael De Cock-Carme Portaceli: Mrs Dalloway et Madame Bovary. Inratable!

Jeudi 28 mars 2019. Il y a un an, il y a un siècle, il y a une éternité. Quand personne ne savait encore ce qu’était un masque FFP2. Le Teatro Español, sis sur la Plaza Santa Ana, en plein coeur de Madrid, accueille la première de Mrs Dalloway, adapté du classique de Virginia Woolf. C’est la star espagnole Blanca Portillo, vue au cinéma entre autres chez Almodóvar (dans Volver, notamment), mais aussi chez Milos Forman et Alejandro González Iñárritu, qui incarne l’héroïne du célèbre roman se déroulant sur une journée de juin 1923, à Londres, et culminant par une fête mondaine. Sur la scène, sous un ciel de fleurs (comme les oeillets de Nelken, de Pina Bausch, mais à l’envers), tables, chaises et méridienne côtoient des instruments de musique – guitare, basse, batterie – que saisiront les comédiens. Car l’adaptation sera contemporaine, et rock’n’roll.

La connexion entre les deux héroïnes est évidente dès le titre des romans: toutes deux sont désignées par le nom de leur mari.

A la barre de cette relecture sensible et enlevée, un binôme: Carme Portaceli, metteuse en scène née à Valence ayant déjà une septantaine de créations à son actif et qui est alors directrice du Teatro Español (elle a pris depuis la tête du Teatre Nacional de Catalunya, à Barcelone), et Michael De Cock, auteur et metteur en scène, directeur du KVS, le théâtre royal flamand, à Bruxelles. Après le magistral L’Homme de la Mancha, nouvelle version de la comédie musicale où Brel brillait en Don Quichotte, c’est là la deuxième coproduction entre les deux maisons. Après plus d’un mois de représentations à Madrid et une tournée en Espagne, Mrs Dalloway devait arriver à Bruxelles au printemps 2020. La Covid-19 en a décidé autrement (1). Les bousculades qui s’ensuivirent dans le calendrier placent désormais le spectacle en diptyque avec une autre collaboration entre Carme Portaceli et Michael de Cock, également adaptée d’un roman-monument dont le centre est une femme, Madame Bovary, le chef-d’oeuvre de Flaubert (2) qui valut à son auteur un procès pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs » (simultanément à Baudelaire pour Les Fleurs du mal ; Baudelaire fut condamné, Flaubert fut acquitté). Avec, dans le rôle-titre, une star flamande cette fois, Maaike Neuville, apparaissant régulièrement dans des séries comme Clan, Code 37 ou encore De Dag.

Invisible

Deux femmes, deux époques. Le roman de Flaubert est publié en 1857, celui de Virginia Woolf en 1925. « Virginia Woolf écrit après la Première Guerre mondiale, dans un monde qui a complètement perdu ses illusions. Flaubert, lui, écrit à la fin du romantisme, au début d’un monde qui s’ouvre », précise Michael De Cock. Emma Bovary s’ennuie au fin fond de la Normandie et rêve de Paris alors que Clarissa Dalloway mène une vie mondaine dans la haute société de Londres. Mais la connexion entre les deux héroïnes est évidente dès le titre des romans: toutes deux ne sont pas désignées par leur propre nom, mais par celui de leur mari, tradition éloquente des sociétés patriarcales.

Michael De Cock.
Michael De Cock.© danny willems

Cet effacement à travers l’homme, Virginia Woolf le formule très clairement dans les pensées de sa protagoniste: « Ce corps, malgré tout ce qu’il savait faire, lui paraissait inexistant – totalement inexistant. Elle avait le sentiment fort bizarre d’être invisible ; pas vue, pas connue ; le problème n’était plus maintenant de se marier, d’avoir des enfants, on était là, à avancer dans Bond Street […] et on était Mrs Dalloway ; même plus Clarissa, non, on était Mrs Richard Dalloway. » Flaubert, de son côté, se montre très lucide au sujet de la condition de la femme, notamment quand il évoque la maternité d’Emma Bovary: « Elle souhaitait un fils ; […] et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre […]. Mais une femme est empêchée continuellement. […] Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents, il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient. » Et quand Emma accouche et que son mari lui annonce que c’est une fille, elle s’évanouit.

Des situations qui résonnent bien sûr avec une force particulière à l’ère post-#MeToo, quand la société en général, y compris le monde du théâtre, aspire à plus de parité. « Depuis que je suis directrice ici, j’ai veillé à avoir dans les saisons une répartition égalitaire entre hommes et femmes parmi les metteurs en scène et les auteurs, confiait Carme Portaceli quelques heures avant la première de Mrs Dalloway. D’une part parce que le théâtre est un miroir de la réalité et que dans la réalité, il y a des hommes et des femmes. D’autre part parce que je suis une femme et que je sais à quel point j’ai souffert de ça, d’être invisibilisée tout le temps, de faire des spectacles et d’avoir toujours l’impression de devoir recommencer à zéro. C’est un métier difficile pour tout le monde, mais pour une femme, c’est beaucoup plus difficile. Maintenant, ça commence à changer, mais c’est aussi notre responsabilité. »

Echos

Si elle reste fidèle au canevas global du roman, cette version scénique de Mrs Dalloway s’autorise quelques libertés, mais des libertés sciemment pesées et lourdes de sens. Ainsi, le personnage de Septimus Warren Smith, ancien militaire qui, depuis son retour de la Grande Guerre, souffre d’hallucinations et de schizophrénie et dont la trajectoire rejoint celle de Clarissa Dalloway par l’intermédiaire d’un médecin invité à la fête, devient ici une femme, Angelica. Un changement de genre qui vise à rapprocher le personnage de Virginia Woolf elle-même. Comme Septimus, l’écrivaine anglaise a en effet vécu plusieurs épisodes d’hallucinations et a fini, comme lui, par se suicider, par noyade, en 1941. Elle avait 59 ans.

Deux femmes, deux impasses, deux faces d’une même médaille. Un diptyque théâtral fascinant.

Autre transformation, la fille de Clarissa, Elisabeth, vit sur scène, ouvertement, une relation homosexuelle avec Doris. Elle assume ce que sa mère n’a pas pu assumer dans sa jeunesse, lorsqu’elle rencontra Sally Seton (« et alors eut lieu le moment le plus exquis de sa vie », écrit Virginia Woolf à propos de l’unique baiser que se sont échangé les deux jeunes femmes). Là encore, cette modification s’établit en écho avec la vie de Woolf, bisexuelle, épouse de Leonard Woolf mais qui entretint une longue relation avec la poétesse et romancière Vita Sackville-West.

Quant à la forme, il a fallu adapter le fameux stream of consciousness caractéristique du roman, ce « flux de conscience » typique de la littérature moderniste et qui a fait la renommée de Woolf comme de James Joyce, dont l’ Ulysse (24 heures dans la vie de Leopold Bloom à Dublin en juin 1904) a incontestablement servi d’inspiration à Mrs Dalloway. « Virginia Woolf revendique qu’elle raconte d’un point de vue intérieur, précise Michael De Cock, qui a lu le roman pour la première fois à 19 ans, au cours de ses études en philologie romane. Et elle change d’idée et de personnage en deux phrases et sans dire comment et pourquoi. » Passant de manière abrupte d’une conscience à l’autre, Virginia Woolf utilise ce qu’on appelle le « monologue narrativisé », soit le « discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur », selon la spécialiste allemande Dorrit Cohn. Techniquement, l’écrivaine recourt le plus souvent au discours indirect libre, hybride entre discours direct et indirect « qui permet toutes sortes d’équivoques et d’ambiguïtés », explique le professeur Bernard Brugière dans sa préface au roman: « Le narrateur reprend ici à son compte le discours du personnage et, même, il l’assume au point de se substituer à celui-ci pour « verbaliser » à sa place. »

Carme Portaceli.
Carme Portaceli.© sergio parra

Intérieur et extérieur

Le processus pour adapter Madame Bovary, lui, s’est fait en sens inverse, comme en miroir. « Le contraste formel entre les deux romans ne peut être plus grand, poursuit Michael de Cock. Pour Mrs Dalloway, l’exercice était d’extérioriser un point de vue intérieur, comme pour une adaptation au cinéma. Alors que Flaubert, lui, dit qu’il veut que l’écrivain soit absolument absent de l’écriture, ce qui est bien sûr naïf, mais il se met en position extérieure, comme une caméra. Il s’agissait alors, pour le porter à la scène, de passer à une logique intérieure au personnage d’Emma Bovary. » Et Michael De Cock de citer en exemple l’épisode du fiacre à Rouen, où Emma retrouve son amant Léon. « Flaubert ne décrit rien de ce qui se passe à l’intérieur du fiacre, le passage n’est qu’une succession de noms de rues à Rouen. » Mais l’écrivain utilise la description des chevaux changeant d’allure et du cocher exténué pour suggérer la relation sexuelle en train de se dérouler dans la voiture (un extrait au hasard: « Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon. »).

Ancrées chacune dans leur siècle, Emma Bovary et Clarissa Dalloway constituent deux cristallisations d’une insatisfaction amoureuse dont elles sont prisonnières. Clarissa se contente de s’interroger sur ce qu’aurait pu être sa vie si elle avait fait d’autres choix (« comment Clarissa avait-elle pu épouser Richard Dalloway? Un chasseur, un homme pour qui la seule chose qui comptait, c’était ses chiens », se demande tout bas Sally) et, à la nouvelle du suicide de Septimus, semble se résigner et accepter son existence. Emma Bovary, elle, passe à l’acte et prend des amants mais se retrouve finalement seule face à ses dettes et se donne la mort. Deux femmes, deux impasses, deux faces d’une même médaille. Un diptyque théâtral fascinant.

Au KVS, à Bruxelles.

(1) Mrs Dalloway: les 22 et 23 octobre (en espagnol surtitré en français).

(2) Madame Bovary: du 19 février au 5 mars 2021 (en néerlandais surtitré en français).

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