Deux cris dans la nuit

Tout le monde connaît Le Cri d’Edvard Munch, ce légendaire tableau de l’histoire de l’art occidental. Il en existe en réalité quatre versions, dont les deux plus célèbres, à l’huile, ont été volées à dix ans d’intervalle ! Une saga norvégienne digne d’un polar, que les musées d’Oslo préfèreraient oublier…

Samedi 12 février 1994. Jour de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Lillehammer, en Norvège. On imagine une journée glaciale, le vent qui souffle sans que rien n’annonce l’amorce du dégel. A 180 kilomètres de là, plus au sud, la Galerie nationale d’Oslo est encore assoupie. A 6 h 30, alors que la plus grande partie des forces de police est concentrée au nord pour couvrir l’inauguration des JO, est dérobé l’un des tableaux les plus célèbres au monde, à savoir la version la plus fameuse du Cri d’Edvard Munch (1863-1944). Les caméras du musée montreront deux individus cassant une fenêtre, arrachant la toile du mur et s’enfuyant en 50 secondes à peine. Le chef de la sécurité, dont le bureau est situé dans les caves, n’a pas réagi quand l’alarme s’est déclenchée, pensant qu’il s’agissait d’une erreur… Non contents d’avoir agi si rapidement, les malfrats laisseront une note sur le mur :  » Mille mercis pour la piètre sécurité !  »

OEuvre iconique – le symbole de notre anxiété contemporaine -, Le Cri existe en réalité en quatre versions, la première réalisée par Munch en 1893. Deux sont des peintures à l’huile et les deux autres des pastels, dont l’un est réputé depuis quelques années pour avoir atteint le record de 119 millions de dollars lors d’une récente vente aux enchères à New York. La source d’inspiration de l’artiste remonte à 1883, lorsqu’il découvre un ciel rouge sang à la suite de l’explosion du volcan Krakatoa en Indonésie. Le 22 janvier 1892, soit près de dix ans plus tard, il consignera cet épisode par écrit :  » Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait -, tout d’un coup le ciel devint rouge sang, je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.  »

Footballeur reconverti

Comme souvent dans ce genre d’affaire, les auteurs du vol n’ont pas de plan précis pour écouler leur précieux butin. Dans les semaines qui suivent ce funeste rapt, une annonce paraît dans la presse norvégienne : un faux faire-part de naissance indiquant  » med et Skrik  » – soit littéralement  » avec un cri « . Une rançon d’un million de dollars est exigée, que le gouvernement norvégien refuse de payer. Contrairement au cambriolage du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2010 (Le Vif/L’Express du 15 juillet dernier), cette histoire-ci se termine bien. Le tableau est finalement récupéré intact trois mois plus tard dans un hôtel d’Aasgaarstrand, au sud de la Norvège. Coïncidence interpellante : c’est précisément dans cette station balnéaire que Munch possédait un chalet et a peint certaines de ses oeuvres majeures.

L’identité du rusé brigand, dûment arrêté, est rapportée dans les journaux du monde entier. Il s’agit de Paal Enger, ancien footballeur professionnel du club norvégien Valerenga. L’auteur du casse simple et efficace n’est pas inconnu des services de police : il a été précédemment incarcéré pour avoir volé un… autre tableau de Munch, Vampire (titre d’origine : Amour et Douleur) en 1988. Il avait alors escaladé la façade du musée Munch, également situé à Oslo, pour s’introduire par une fenêtre et s’emparer du tableau. The Guardian rapporte qu’à l’époque, et ayant remarqué qu’il jetait ses vêtements de sport après chaque entraînement (déclarant que ce n’était pas la peine de les laver), deux policiers avaient commencé à suivre le joueur prodigue à travers Oslo. De plus en plus intrigués par les dépenses astronomiques d’Enger – montres, vêtements, restaurants et voyages luxueux, les agents avaient finalement découvert que l’individu développait une activité criminelle parallèle à sa carrière sportive, dérobant bijoux et argent… Lors de perquisitions à son domicile, la police avait finalement découvert Vampire suspendu au mur, tout simplement ! Condamné à six ans de prison, Enger en purgera trois et sortira en 1994 ; un commanditaire inconnu lui demande alors de faire main basse sur Le Cri. L’épilogue de ce second vol est tout droit issu d’un film de gangsters : après avoir été condamné à une nouvelle peine de six années, l’homme s’échappera en 1999 mais sera capturé douze jours plus tard, sous une perruque blonde et des lunettes de soleil, alors qu’il essayait d’acheter un billet de train pour Copenhague. Paal Enger est depuis lors devenu… artiste peintre.

Dans cette affaire, la police norvégienne s’est assuré les services de Scotland Yard, travaillant en étroite collaboration avec le département art et antiquités de la célèbre Metropolitan Police. A l’époque, 60 % des oeuvres d’art volées en Europe atterrissent à Londres, ce qui explique l’expertise de la police britannique dans cette traque aux chefs-d’oeuvre. Les détectives de Scotland Yard ont joué un rôle majeur dans le dénouement de cette opération policière : le quotidien Dagenbladet relate que l’expert Tony Russell et son collègue ont ainsi tendu un piège aux voleurs en prétendant vouloir acheter le tableau pour le compte du Getty Museum de Los Angeles, pour la somme de 250 000 livres sterling. Imaginant le plus naïvement du monde qu’un musée de cette envergure allait acquérir un tableau volé, les malfrats sont tombés dans le panneau. Knut Berg, directeur de la galerie nationale d’Oslo, rapporte par la suite que, outre une minuscule éraflure, le chef-d’oeuvre est récupéré en bon état :  » Ils ont dû le manipuler avec une grande prudence.  » Quelques jours plus tard, il réapparaît aux cimaises du musée. L’épisode est clôturé.

Triste série, fin heureuse

Mais le sort s’acharne. Dix ans plus tard, le 22 août 2004, l’autre version à l’huile du Cri, conservée au musée Munch d’Oslo, est volée à son tour, ainsi qu’un autre tableau magistral de l’artiste, Madone. Deux pièces qui, à elles seules, valent plus de cent millions de dollars, selon les experts alors interrogés (ce type d’estimation demeurant bien sûr de l’ordre de l’abstraction la plus totale, les biens muséaux n’étant par définition pas cessibles). Mais ces oeuvres sont avant tout une grande source de fierté nationale. Cette fois, le scénario est plus violent qu’en 1994 : deux hommes armés, portant des masques de ski noirs, s’introduisent dans le musée en plein jour et menacent le gardien à l’aide d’un 357 Magnum devant les touristes horrifiés, avant d’arracher les tableaux et de les emporter sous le bras.  » Ils savaient exactement où se trouvaient les peintures et les ont simplement ôtées du mur « , déclare Jorunn Christophersen, chargée de communication du musée :  » Il s’agissait de nos tableaux les plus précieux.  » Un témoin raconte qu’un des deux hommes s’est rué vers la Madone, s’en est emparé avant de cogner la toile contre le sol pour se débarrasser des câbles qui la retenaient. Il s’est ensuite précipité sur le Cri, l’a détaché, puis a fui vers l’avant du musée, tandis que les visiteurs abasourdis se repliaient vers l’arrière.

Le Cri était arrimé par des câbles mais aucune alarme ne s’est déclenchée à son extraction. Les gardiens semblent n’avoir rien tenté pour empêcher les détrousseurs de s’enfuir. Jorunn Christophersen, elle, affirme qu’une alarme s’est bel et bien déclenchée et que le Cri était solidement fixé au mur : l’homme avait donc dû l’arracher avec force. Deux heures plus tard, la police retrouve des débris de verre et de bois en provenance des oeuvres volées – une découverte qui fait craindre que les tableaux n’aient été sérieusement endommagés. Il faudra cette fois un certain temps pour que la police parvienne à les retrouver, en août 2006, en meilleur état qu’escompté :  » Deux ans et neuf jours de recherches ininterrompues « , précise Iver Stensrud, en charge de l’enquête policière. Les détails de celle-ci ne sont pas révélés au public, mais la police affirme qu’aucune rançon n’a été payée.

Trois hommes seront finalement condamnés dans cette affaire : Bjoern Hoen écope de sept ans de prison pour avoir planifié l’opération ; Petter Tharaldsen, de huit ans pour avoir conduit l’Audi qui a permis aux voleurs de prendre la fuite, et Petter Rosenvinge de quatre ans pour avoir fourni la voiture en question. Trois autres suspects sont acquittés. Aucun d’entre eux n’a accepté de coopérer à l’enquête. Qui a commandité le vol ? S’agit-il d’une simple tentative de revendre ces oeuvres sur le marché noir, malgré leur notoriété ? Selon The Guardian, il est probable que ce vol ait fait partie d’une opération de plus grande envergure, en lien direct avec un autre cambriolage sanglant ayant eu lieu le 5 avril 2004 à Stavanger : un butin de 5 millions de livres sterling qui a fait une victime parmi la police ( » l’affaire Nokas « ). Le suspect commun est David Toska, criminel notoire qui aurait commandé le vol du Cri, mais aucun lien ne pourra être établi avec certitude entre les deux affaires.

Autre épisode moins connu : en 2009, Historien, une lithographie de l’auteur du Cri estimée à 240 000 euros, est également portée disparue d’une galerie d’Oslo nommée Nyborg Kunst. Il s’agit d’un opus moins connu du grand public, et pourtant trop célèbre pour être revendu. L’oeuvre n’a été retrouvée que récemment, en avril dernier, intacte, après que la police norvégienne a procédé à l’arrestation de deux hommes suspectés de détenir des biens volés. Jusqu’à présent, ceux-ci nient les faits, et l’on ignore toujours qui a opéré. Episode de larcin plus ancien et moins heureux, en 1993, la Galerie nationale avait déjà subi le vol d’une esquisse du peintre norvégien (une tête de jeune fille), subtilisée pendant les heures d’ouverture du musée et jamais retrouvée depuis lors… Edvard Munch, ou l’histoire de vols en série.

PAR ALIÉNOR DEBROCQ

Les malfrats laisseront une note sur le mur :  » Mille mercis pour la piètre sécurité !  »

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