Des savants conquérants

L’expédition de Bonaparte fait l’objet d’une grande exposition à l’Institut du monde arabe, à Paris. Les 160 scientifiques qui participèrent à la campagne y tiennent une place de choix. Ils ont joué un rôle clef dans l’histoire de l’égyptologie.

Mer agitée sur Alexandrie. Cette nuit du 1er juillet 1798, les 300 navires de l’armada française n’osent pas s’aventurer dans le port. Les man£uvres d’accostage, à bord de chaloupes chahutées par les vagues, font une vingtaine de victimes. Les premiers morts de l’expédition d’Egypte, cette campagne à laquelle participent aussi bien des militaires (54 000) que des scientifiques : 160 jeunes savants (d’une moyenne d’âge de 23 ans), recrutés dans les meilleures écoles du pays. Le projet a germé dans l’esprit d’un général de plus en plus populaire, Bonaparte, qui a poussé le Directoire à l’accepter. L’objectif est de contrecarrer la puissance britannique et de contrôler le commerce méditerranéen, mais aussi, selon l’historien Henry Laurens, de  » propager l’esprit des Lumières, avec le désir, sincère, de ramener les sciences et les arts dans leur patrie d’origine « .

Les bâtiments gagnent les quais le 2 juillet. Un seul manque à l’appel : le Patriote, un trois-mâts transportant du matériel scientifique, s’est déchiré sur un haut-fond. En un quart d’heure, les savants ont vu disparaître une bonne partie de leurs équipements :  » Les botanistes ont perdu le papier destiné aux herbiers et [le naturaliste] Geoffroy Saint-Hilaire n’a plus d’esprit-de-vin ni de poudre à giboyer « , écrit à sa femme le génial inventeur Nicolas Conté (père du crayon à mine de graphite).

Au moins sont-ils sains et saufs. Et en Egypte, à leur grande surprise.  » Au moment d’embarquer, la plupart d’entre eux ignoraient où ils allaient et pour combien de temps « , rappelle l’historien Yves Laissus. Ils ont suivi Bonaparte par esprit d’aventure, et aussi en raison de la présence du mathématicien Gaspard Monge et du chimiste Claude Berthollet,  » cautions  » de l’expédition.

Les voici donc à Alexandrie. Cette ville en paix depuis trois siècles a beau ne compter que 6 000 habitants, elle revêt une importance majeure. Selon Jean-Yves Empereur, directeur du Centre d’études alexandrines, c’était une  » plaque tournante du commerce oriental « . L’émerveillement des savants agace certains soldats, usés par les combats et par les conditions climatiques.  » Nos privations ne semblaient pas les atteindre, écrira l’un d’eux. Les ruines de l’Antiquité, auxquelles ils attachent le plus grand intérêt, les nourrissent assez. « 

Quelques jours plus tard, une poignée de lettrés, dont Geoffroy Saint-Hilaire, file vers Rosette, au nord-est. D’autres, plus nombreux, suivent Bonaparte dans sa conquête du Caire, vers le sud-est. A l’abri des combats sur de petites embarcations, ils remontent le Nil et passent à proximité de Gizeh (21 juillet). Ils entendent les canons, mais n’assistent pas à la bataille des Pyramides, au cours de laquelle Bonaparte aurait lancé :  » Soldats, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! « 

Le Caire, 260 000 habitants et 300 mosquées, tombe sans combattre, ou presque. Alors que l’état-major établit son QG sur la place de l’Ezbekieh, près du Nil, Bonaparte exhorte les scientifiques à s’installer à proximité. Peine perdue : ces derniers ont besoin d’espace pour leurs laboratoires et choisissent le quartier cossu d’El-Nasserieh, où se situent les demeures de riches Mamelouks en fuite. Ces palais entourés de jardins vont devenir une immense cité scientifique, avec l’Institut d’Egypte pour c£ur.

L’Institut d’Egypte :  » la maîtresse favorite du général « 

 » Sa création se fait un mois après la bataille des Pyramides, preuve qu’elle avait été mûrement réfléchie par Bonaparte et son premier cercle de savants « , indique Yves Laissus. Le général en chef la conçoit comme un instrument de pouvoir plus qu’un cercle intellectuel. Concrètement, il charge ce  » premier cercle  » de décider de la composition de la nouvelle structure, organisée en quatre  » sections  » : mathématiques, physique, économie politique, littérature et arts. La séance inaugurale se tient le 22 août 1798, avec une quinzaine de chercheurs, sous la présidence de Monge. Bonaparte fixe lui-même les premiers travaux d’études : la cuisson du pain, la fabrication de la bière sans houblon, celle de la poudre, les moyens de clarifier l’eau du Nil ou encore le choix le plus judicieux entre moulin à eau et moulin à vent. Des sujets pratiques auxquels il faut donner rapidement des réponses.  » Les académiciens ont réalisé des mémoires lumineux, indique Jean-Marc Drouin, philosophe et historien, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. Celui de Monge sur les mirages demeure un modèle de vulgarisation. « 

Les séances, organisées tous les cinq jours, frappent par le nombre et la diversité des thèmes. Ouvertes aux Français et à une partie de l’élite cairote, elles suscitent aussi une forme de scepticisme. Les militaires sont jaloux de cet Institut qu’ils surnomment  » la maîtresse favorite du général « . Certains, tel le soldat Bernoyer, n’en comprennent pas l’intérêt. Venu écouter un exposé sur l’anatomie de l’autruche, il ne s’explique pas que l’on puisse passer trois heures à discuter  » sur le fait de savoir si elle était faite pour courir ou pour voler « . Même incompréhension du côté égyptien, où des oulémas assistant aux séances doutent de la valeur des sciences européennes. En dehors de l’imprimerie, rien ne les surprend. A l’inverse, les Français reconnaissent l’ingéniosité de leurs homologues. Mieux : des  » transferts de technologies  » vont s’effectuer vers l’Europe. D’après Patrice Bret, responsable du département d’histoire du Centre des hautes études de l’armement,  » il s’agissait essentiellement d’instruments de la vie quotidienne, comme le moulin à plâtre ou la couveuse artificielle à poulets « .

Les savants font preuve d’une incroyable soif d’apprendre et n’hésitent pas à parcourir les contrées les plus éloignées. Ainsi, le 22 janvier 1799, une équipe se rend, sous escorte militaire, à l’ouest du Caire, sur les rives des  » lacs de Natron « . Ce minéral – du carbonate de sodium (soude) – qui entre dans la fabrication de nombreux produits (verre, blanchiment du lin…) reste une énigme. Berthollet lui consacre une séance de l’Institut donnant une explication éclatante sur sa formation.

De telles campagnes se multiplient : les pyramides de Gizeh, le delta du Nil, Damiette, le lac Menzaleh, le périple de Vivant Denon dans la haute Egypteà Les Français se rendent aussi à Suez afin d’étudier la possibilité de relier la mer Rouge et la Méditerranée. Les travaux de Jacques-Marie Le Père, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, serviront, un demi-siècle plus tard, à Ferdinand de Lesseps dans son projet de canal de Suez, qui sera inauguré en 1869.

Le plus grand apport de l’expédition se fait cependant à Rosette, le 19 juillet 1799. Des soldats travaillant à la construction d’un ouvrage de défense découvrent fortuitement la célèbre pierre.  » Dès son exhumation, militaires et savants prennent conscience de son importance scientifique « , assure Jean-Marc Drouin. Sur l’immense bloc de basalte noir, un même décret de l’époque ptolémaïque (196 av. J.-C.) rédigé en trois écritures – hiéroglyphique, démotique (l’égyptien populaire ancien) et grecque – constitue un véritable manuel de traduction. Reste à savoir le lire. L’énigme sera résolue vingt-trois ans plus tard (1822) par Jean-François Champollion, qui percera le mystère des hiéroglyphes.

Sur le front militaire, la campagne se complique. Parti à la conquête de la Syrie, Bonaparte échoue devant Saint-Jean-d’Acre (au nord-ouest de Nazareth). Au bout de deux mois de siège, il décide de rentrer en Egypte, puis de gagner la France (23 août 1799), où l’attend un coup d’Etat…  » Son départ ainsi que ceux de Monge et de Berthollet sont un coup dur pour les militaires et les scientifiques, qui se sentent abandonnés « , explique Henry Laurens.

Au Caire, Kléber prend le commandement de l’armée d’Orient. Les séances de l’Institut, interrompues durant l’épisode syrien, reprennent lentement : 11 réunions se tiennent sous l’ère Kléber (août 1799-juin 1800) et 19 autres sous celle, plus longue (quinze mois), de son successeur, le général Menou. Ce dernier va gérer la fin de l’aventure.  » Les savants aspirent à rentrer au pays avec le sentiment d’avoir récolté tout ce qu’ils pouvaient « , précise Patrice Bret.

L’arrivée de la flotte britannique devant Alexandrie, le 1er mars 1801, accélère le repli français. Les Anglais prennent Rosette (avril), puis Le Caire (juin). Les savants de Bonaparte quittent la capitale en direction d’Alexandrie, où ils restent bloqués jusqu’à la capitulation de Menou (31 août). Celle-ci stipule que les membres de l’Institut doivent remettre au vainqueur le fruit de leurs recherches. Fourier et Geoffroy Saint-Hilaire refusent et menacent même de tout détruire. Les Britanniques décident alors de saisir les plus belles pièces, dont la pierre de Rosette, mais les savants ont le sentiment d’avoir gardé l’essentiel de leurs travaux. Ils déboucheront, un quart de siècle plus tard, sur la publication de la Description de l’Egypte. Une £uvre monumentale à l’origine d’une nouvelle science : l’égyptologie. Et un livre qui, aux yeux de l’Histoire, va transformer une invasion militaire ratée en épopée scientifique réussie.

A lire : L’Egypte, une aventure savante, par Yves Laissus. Fayard, 615 p.

Les Savants de Bonaparte, par Robert Solé. Seuil/Points, 255 p.

Il y a 200 ans, les savants en Egypte, ouvrage collectif. Ed. MNHN-Nathan, 144 p.

A voir : le DVD de la Description de l’Egypte. Ed. Harpocrate.

A visiter : la splendide exposition Bonaparte et l’Egypte. Feu et lumières, à l’Institut du monde arabe (Paris), réalisée en partenariat avec la région Nord – Pas-de-Calais. Jusqu’au 29 mars 2009.

Bruno d. cot; B. D. C.

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