Des noirs qui éblouissent

Guy Gilsoul Journaliste

Comme Rembrandt, Goya ou le sculpteur anonyme de la préhistoire, Thierry de Cordier ne craint pas les questions essentielles. Interview exclusive.

Certaines £uvres très rares ont l’art d’imposer le silence. Une seule suffit parfois. Il en a été ainsi fin des années 1980 lorsque Thierry de Cordier (né à Renaix en 1954) exposa une sculpture noire, mi-homme, mi-oiseau ( » crucifix ornithologique « ). Une seule encore, peinture cette fois, accrochée parmi tant d’autres dans l’exposition sur le  » Sacré  » présentée voici peu au Centre Pompidou à Paris. A Bruxelles, dans le magnifique espace de la galerie Hufkens, il n’a accroché que quatre toiles réunies dans une seule pièce blanche. Des marines, dirait-on à première vue, dont la plus ancienne remonte à plus de dix ans, la plus récente ayant été terminée voici peu. La première s’intitule Spinache, deux autres parlent de soupe et de grande soupe, la dernière titre enfin The Sea. Quant aux autres espaces de la galerie, ils sont résolument vides. Seule, au sol de l’un d’eux séparé du jardin enclos par une marge verrière, une chaîne hi-fi, noire et banale, laisse filtrer de la musique choisie : Bach, Schubert…

Le Vif/L’Express : On sait que chacune de vos £uvres est le fruit d’un travail en extrême solitude. Pour en garantir la qualité, vous n’avez de cesse d’échapper au monde.

> Thierry de Cordier : En effet, j’ai d’abord construit une cabane au fond de mon jardin. Mais cela n’a pas suffi. Alors, j’ai déménagé. Seize fois en trente-trois ans. Parfois pour des périodes plus longues comme dans le nord de l’Auvergne où je suis resté neuf ans en pleine campagne. Mon plus proche voisin était à 500 mètres sur la colline. J’ai aussi besoin de vivre dans de grands paysages avec des horizons lointains, du ciel, de la terre. Même si je ne suis pas un promeneur, je sais qu’ils sont là. Depuis trois ans, je me suis rapproché de la mer. Je vis et je travaille à Ostende, dans le quartier du port.

Mais vous avez séparé votre domicile de votre atelier…

>Quand quelqu’un découvre mon appartement où je suis assez peu, il ne sait jamais si je viens juste de l’installer ou si je suis déjà prêt à partir. Aucune de mes £uvres ne s’y trouve. Juste quelques livres que j’ouvre parfois, au hasard, et dont l’une ou l’autre phrase peut me nourrir pendant des semaines. De 8 à 20 heures, je suis enfermé dans mon atelier, un ancien entrepôt qui donne à l’arrière sur un jardin de 250 mètres carrés auquel je ne touche pas. Il accueille les graines venues d’ailleurs. Cette idée me plaît comme celle du jardin clos dont la symbolique devient alors une réalité tangible. Entre mes murs, j’aime aussi entendre les bruits de l’activité du port comme le silence qui envahit le quartier à partir de 18 heures.

Votre professeur à Gand, le peintre Jan Burssens, me confia un jour combien il avait parfois peur d’entrer dans son atelier.

>Ce n’est pas mon cas. Dès le lendemain du vernissage de cette exposition, je n’avais qu’une idée en tête, le rejoindre au plus vite et peindre… du jaune. Par contre, quand j’entre dans l’atelier, mon premier geste est d’ouvrir la bouteille de térébenthine et de humer son parfum. Les odeurs de la peinture à l’huile sont extraordinaires.

Les tableaux exposés suscitent le sentiment du sublime.

>Je me méfie de l’explicite. Les termes de néoromantique, mélancolique, mystique, par lesquels on a aussi cadré mon £uvre, couvrent sans doute une part de celle-ci. En réalité, je vois plutôt mon travail comme un cheminement spiralé qui tourne autour d’un même noyau vers lequel je reviens, mais que je n’épuise jamais. C’est la raison aussi pour laquelle je peux retravailler un tableau peint voici vingt ans ou mettre côte à côte un ancien et un tout récent.

Dès vos premières £uvres, vous aviez opté pour le noir. Pourquoi ?

>Au départ, il s’agissait d’un refus de la couleur. Je préférais par exemple la photo noir et blanc ou encore les mots noirs inscrits sur les pages des livres. Mes premières sculptures furent donc noires. Mais j’ai aussi une fascination pour la peinture monochrome chinoise qui, avec un minimum de moyens, l’encre, atteignent des nuances infinies. Dans mes peintures plus récentes, je lave le noir avec des bleus, des pourpres afin de lutter contre ce qui pourrait devenir le confort du noir. Puis je couvre le tout avec des glacis de vernis afin de révéler toute la profondeur des nuances. Dans les quatre peintures de l’exposition, certains ne perçoivent que du noir. Moi, je les vois très colorées, illuminées par l’émeraude.

Quelle place occupe la raison dans votre travail ?

>C’est l’intuition qui me guide parce que la raison mène toujours au désarroi. Mes tableaux n’ont rien à voir ni avec le quotidien, ni avec son spectacle. Au contraire, je n’ai de cesse de m’extirper de mon époque, de l’éducation et de tout ce qui a envahi mon esprit et m’empêche d' » être « . Les formes de la montagne, du jardin clos ou de la mer sont des messagères d’une symbolique que je rencontre dans une sorte de chaos révélateur. C’est aussi la raison pour laquelle je me nourris aussi aux textes des poètes et des philosophes, souvent de la Grèce antique. Oui, ma quête, il est vrai, relève parfois d’une certaine mystique.

Pourrait-on dire que vous cherchez par là une forme de repos intérieur ?

>Oui, mais à chaque fois que je m’en approche, je culbute. En fait, le point de départ est toujours figuratif. Peu à peu, je vais casser l’image (dont le culte est lié aux traditions catholiques) et rejoindre une nébuleuse dans laquelle on pourra encore imaginer l’océan et le ciel mais, çà et là, j’ajoute une phrase ou j’efface. Par exemple, sur l’un des tableaux de l’exposition, je sentais que quelque chose n’allait pas. Mais quoi ? J’étais en train d’écouter un morceau de violoncelle et, d’un seul coup, il me parut évident que je devais tracer une ligne horizontale de part et d’autre de la toile dans la partie ciel du paysage qui soit comme une corde de violoncelle. Sans en avoir conscience, je l’ai placée de telle sorte qu’elle coupe le rectangle de la toile et rétablisse entre la largeur et la hauteur un rapport du nombre d’or bien connu des musiciens, des architectes et des peintres anciens (photo page de gauche).

Et l’écriture ?

>J’ai longtemps pensé que le plasticien, par le fait de sa pratique (manuelle), pouvait être dérangé dans son travail. Alors qu’on ne dérange pas un écrivain. Alors, pour m’assurer une solitude, je m’étais mis à écrire. Ce sont des petites phrases, des aphorismes, des traductions, des réflexions, de la poésie… J’invente parfois des mots nouveaux comme  » écrivasserie « ,  » nomaniaque « ,  » chantoir « . Au fil des ans, je me suis pris au jeu et j’ai fini par construire un véritable projet littéraire… au point même d’estimer le temps qui me serait nécessaire pour le mener à bien : cent quatre-vingt-sept ans.

Bruxelles, galerie Xavier Hufkens. 6-8, rue Saint-Georges. Jusqu’au 20 mai. Du mardi au samedi, de 12 à 18 heures. www.xavierhufkens.com

GUY GILSOUL

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