Des morts qui refont surface

Boris Thiolay Journaliste

En septembre 1944, dans un village de Dordogne, la Résistance a exécuté en représailles 17 soldats allemands alors que les combats étaient terminés. Personne n’en avait jamais parlé

C’est un îlot préservé, des herbes folles en bordure d’un vaste champ où ruminent quelques vaches. Une trentaine de mètres carrés de bonne terre que personne n’a osé labourer depuis cinquante-neuf ans, de peur de remuer un mauvais souvenir. De peur de déterrer un secret collectif. Une tragédie passée sous silence, survenue peu après la libération du Périgord, à Saint-Julien-de-Crempse (Dordogne), en septembre 1944.

Le 4 novembre, des employés d’une association mandatée par l’Etat allemand doivent venir, avec la bénédiction du maire, retourner le champ. Ils vont exhumer les restes de 17 soldats allemands qui avaient été fusillés par des résistants, alors que les combats avaient cessé, qu’ils s’étaient rendus et qu’on leur avait promis d’être traités en prisonniers de guerre. Des représailles de ce type, il y en a eu d’autres. Mais personne n’a jamais parlé de cette affaire, dont on ne trouve mention ni dans les récits d’époque ni dans les archives locales. Nul n’aurait levé ce tabou sans la persévérance d’un homme, Emile Guet, qui se bat depuis plus d’un demi-siècle pour rendre leur dignité à ces morts et éteindre la colère qui l’envahit chaque fois qu’il repense à cette histoire.

Le 9 août 1944, plusieurs centaines de soldats allemands et cosaques, à cheval ou en véhicules blindés, appartenant probablement à l’Ostbataillon n° 799, encerclent le village de Saint-Julien, pour attaquer un groupe de 80 résistants. Les maquisards, commandés par le futur général Santrailles, alias  » Joseph « , et Lucien Marcou, dit  » Regain « , perdent neuf des leurs au combat. Mais les soudards allemands n’en restent pas là. Dans les maisons du centre-bourg, ils raflent 17 hommes, de 18 à 80 ans. Presque aucune famille n’est épargnée. Après avoir creusé leur propre tombe, 11 villageois sont fusillés dans un champ, les six autres dans les sous-bois. Parmi les victimes, Georges Roques, instituteur et secrétaire de mairie, qui avait inscrit sur son tableau noir :  » Tant de fleurs ont poussé sur les chemins de France.  » Quelques semaines plus tard, 17 soldats allemands sont fusillés et enterrés dans le même champ. îil pour £il.  » Je n’ai jamais admis que la parole donnée à ces soldats ait été trahie, insiste Emile Guet. Ces types-là n’appartenaient même pas à une unité combattante.  »

Emile, 82 ans, est un homme de mémoire. Un militaire en retraite qui conserve soigneusement ses documents d’époque dans des pochettes plastifiées. Il se souvient d’abord de son propre passé : le 6 juin 1944, il a participé, dans le sud de la Dordogne, à la création d’un maquis, le groupe de combat Ponton-Martin, commandé par André Bonnamy, membre du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), parachuté de Londres l’année précédente. Deux mois plus tard, le 24 août 1944, à Castillon-la-Bataille (Gironde), 82 soldats allemands d’une unité de transmissions se rendent à ces maquisards, avec la garantie d’être bien traités.  » C’est moi qui les ai convoyés, le jour même, en camions à gazogène, à la caserne Davoust, à Bergerac, raconte-t-il. Nous les avons remis à un groupe de FFI qui s’y était installé.  » Emile Guet repart. Pour lui, la guerre se poursuit jusqu’en 1945. A son retour au pays, des camarades de combat chuchotent :  » Des Allemands de la caserne Davoust ont été fusillés à Saint-Julien.  »

Dès lors, l’ancien résistant n’a de cesse de faire la lumière sur cette affaire. Il informe la presse locale, multiplie les courriers aux associations d’anciens combattants afin de réclamer une  » sépulture digne (à) pour ces soldats, qui furent, au mépris des lois et usages de guerre, fusillés on ne sait à quel titre, alors que les actions de combat étaient terminées depuis le 21 août 1944 « . Aucun officiel ne lui répond. En 1986, puis de nouveau en 2003, il contacte le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK), service chargé de l’entretien des sépultures militaires allemandes. Cette association gère 16 cimetières en France, où reposent plus de 250 000 soldats.  » Près de 15 000 combattants de la Seconde Guerre mondiale ont disparu en France « , explique Julien Hauser, conservateur du cimetière militaire allemand de Berneuil (Charente-Maritime). Périodiquement, on lui signale l’existence présumée de soldats inhumés à la sauvette. Le 31 juillet dernier, Julien Hauser, accompagné d’Emile Guet, se rend à Saint-Julien-de-Crempse pour solliciter l’autorisation de procéder aux fouilles.

Le village de 171 habitants, niché entre châtaigneraies et vignobles, vit encore dans le souvenir de ses 17 habitants assassinés. Impossible d’arpenter les rues sans tomber sur un lieu de mémoire. Près de la place du 9-Août-1944, le monument aux morts égrène le nom des martyrs. Un drapeau français orne le carré mortuaire où ils sont enterrés. Les murs de la salle de la mairie, où l’on faisait la classe jusqu’en 1975, sont couverts de documents rappelant le drame : une photo de l’instituteur fusillé, la proclamation de la IVe République dans les derniers jours d’août 1944, la croix de guerre attribuée à la communeà Pas un mot, évidemment, sur les 17 Allemands. Mais le maire, Yves Blondit, élu en 1997, veut crever l’abcès :  » Lorsque le VDK nous a contactés, ce fut un soulagement. Ce tabou n’encombrera plus le village.  » Quelques habitants auraient préféré que l’on ne revienne plus sur cette affaire.  » A quoi ça sert ? Qu’est-ce qu’on va pouvoir dire pour justifier cette histoire ?  » se sont inquiétés certains.  » Il n’y a rien à justifier, il faut le faire « , tranche Yves Blondit.

 » C’était une vengeance absurde  »

A Saint-Julien, tout le monde, hormis les nouveaux habitants, connaissait cet épisode. Mais rares sont ceux qui y ont assisté et qui acceptent d’en parler. André Parvieux, agriculteur en retraite, avait 11 ans à l’époque. Il était enfant de ch£ur.  » C’était un dimanche, avant la messe. Des maquisards, extérieurs au village, sont venus chercher le prêtre, raconte-t-il pour la première fois, la gorge nouée. L’abbé Leblanc a donné l’extrême-onction aux Allemandsà Après, il a béni les corps.  » Il poursuit :  » C’était une vengeance absurde, avec des victimes innocentes une fois de plus. Maintenant que le secret est percé, autant que les choses aillent vite.  » Au hameau de Roumagère, Odette Murat, 84 ans, se souvient, elle aussi :  » Nous étions bouleversés de voir ces soldats apeurés. Mon père, qui travaillait dans le champ à côté, est parti pour ne pas assister à ça. Personne n’en a parlé à l’extérieur du village. On n’était pas fiers.  »

Une question ne trouvera probablement jamais de réponse : qui a ordonné et commis l’exécution des soldats allemands ? Des membres du maquis attaqué le 9 août ? Ou un autre groupe désireux de se  » montrer « , en recourant à des représailles sanglantes ? L’historien Pierre Laborie, spécialiste de la période, replace l’épisode dans son contexte historique :  » A la Libération, la Dordogne était l’un des départements français concentrant tous les facteurs susceptibles de déboucher sur de terribles règlements de comptes : des maquis très nombreux (une soixantaine), parfois concurrents et adeptes, pour certains, d’une culture de la violence ; mais aussi la tentation d’exercer des représailles à la suite des exactions commises dans les environs par la division Brehmer, la Panzerdivision Das Reich [responsable des massacres de Tulle et d’Oradour-sur-Glane] et la Légion nord-africaine, encadrée par des miliciens.  »

L’opération d’exhumation du 4 novembre, l’une des plus importantes que le VDK ait menées ces trente dernières années, ne donnera lieu à aucune manifestation officielle dans le village. Mais un prêtre viendra bénir les restes des dépouilles déterrées. Celles-ci seront ensuite transférées au cimetière militaire allemand de Berneuil et inhumées le 16 novembre, journée nationale du deuil en Allemagne. Un dimanche. De paix retrouvée, cette fois. l

Boris Thiolay

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