« Des milliers d’euros dans la révolution. Pour ce résultat ? »

A la veille du premier anniversaire du déclenchement de la révolution, la Libye est habitée par les doutes sur ses dirigeants, sur le désarmement, sur la montée des islamistes radicaux… Rencontre avec des Libyens qui ont peur de l’avenir et qui sont prêts à se battre pour préserver leur liberté nouvelle.

Les actes de tortures récemment documentés par plusieurs organisations humanitaires suggèrent qu’un savoir-faire particulier en matière de violations des droits de l’homme ne s’oublie pas aussi facilement après la chute du colonel Mouammar Kadhafi. Les tensions religieuses, les luttes de pouvoir, les calculs politiques et le manque de transparence au sein des nouvelles institutions de transition sont autant d’obstacles à la reconstruction. L’abondance des armes à feu, pillées dans l’incroyable arsenal de Kadhafi ou fournies par les forces de l’Otan, pose également problème à l’intérieur des frontières libyennes et dans toute la région du Sahel. Les Libyens savent qu’il faudra attendre au moins jusqu’aux élections de juin pour percevoir un changement réel. Mais ne risquent-ils pas de perdre patience ?

 » Il n’y a jamais eu de massacre à Salahaddin « 

En tant que diplomate, Hatem Elgaydi a vu New York, Delhi, Johannesburg, Durban. Ce 23 août 2011, il est assis dans un hangar de dix mètres sur vingt à Salahaddin, au sud de Tripoli, avec cent cinquante-trois autres prisonniers : des avocats, des enseignants, des ingénieurs, des diplomates…. Cela fait cinquante et un jours qu’il n’a pas utilisé de savon et qu’il urine dans une bouteille. Régulièrement, les soldats de la 32e Brigade flagellent la plante de ses pieds avec des fils électriques. C’est à cette unité d’élite de l’armée libyenne, sous les ordres directs de Khamis Kadhafi, l’un des fils du Guide, que la Région wallonne a vendu des armes en 2009.

Au moment de sa capture, Hatem Elgaydi, 40 ans, pesait cent vingt-trois kilos et transférait des armes avec son équipe de rebelles. Les soldats ont brulé sa maison, emporté ses photos de mariage et cassé les dents de son fils de 3 ans. Celui de six ans et demi a été tellement battu qu’il est encore incapable de parler.

Ce 23 août 2011, Hatem Elgaydi pèse soixante-trois kilos et Tripoli est en train de tomber. Mais il ne le sait pas encore. Ce qu’il sait, c’est qu’il doit être 5 heures du matin parce qu’il vient d’entendre le muezzin chanter l’Adhan. Quelques minutes plus tard, plusieurs grenades, lancées par les gardes de l’extérieur, explosent dans le hangar. Les prisonniers qui se tiennent debout devant la porte tombent sous les balles tirées depuis l’extérieur. D’autres gardes ouvrent le feu à travers le toit de tôle. Le bruit est assourdissant. Puis le silence. Les explosions ont laissé un trou étroit dans l’une des parois, à environ 1,70 mètre du sol. C’est par là que Hatem Elgaydi s’échappe avec seize autres prisonniers. Ils sont les seuls survivants du massacre de Salahaddin.

Six mois après les événements, le vent siffle à travers la porte du hangar criblée de balles. Des cartouches calcinées, de fabrication belge, jonchent le sol, à côté des fragments d’os humains blanchis par le feu. Sur le mur, une énorme inscription en arabe dit :  » Cette prison contient la destruction de l’homme.  » Un peu plus tôt dans la journée, au ministère de la Défense, quand on essaie d’obtenir l’autorisation d’entrer dans la base militaire de la 32e Brigade pour en savoir plus sur ce qui s’est passé dans le centre de détention, le fonctionnaire répond simplement :  » Il n’y a jamais eu de massacre à Salahaddin.  » Informé de cette réponse, Hatem Elgaydi n’est pas très étonné. Après un long moment de réflexion, ses mots sont durs :  » Dieu sait ce qui m’est arrivé. L’un de mes frères est mort à Benghazi ; un autre est mort au combat. J’ai été emprisonné. J’ai dépensé des centaines de milliers d’euros pour soutenir la révolution. Pour quoi ? Pour ce résultat ? « 

Le gouvernement de transition ne répond pas, pour l’instant, aux attentes du peuple libyen. La bureaucratie est omniprésente et la transparence fait cruellement défaut.  » Depuis octobre, rien n’a changé. Où est le gouvernement ?  » continue Elgaydi.  » La seule différence, c’est que je peux dire ce genre de choses librement aujourd’hui. Les Libyens qui se sont battus sont rentrés chez eux. D’autres, qui étaient responsables sous Kadhafi, le sont encore à ce jour. Ce n’est pas pour les voir là que j’ai dépensé tant d’argent. « 

 » Nous allons vaincre par la paix « 

Certains des responsables évoqués par Elgaydi, qui forment le gouvernement de transition libyen, font partie des courants les plus radicaux de l’islam. Et les tensions religieuses entre les musulmans modérés, soufis et sympathisants, et les adeptes du salafisme et du wahhabisme – récemment apparus en provenance d’Arabie saoudite et du Golfe – inquiètent.

Au deuxième étage d’une petite maison qui sert d’école et de lieu de réunion dans le vieux Tripoli, le cheikh soufi Kamal Homan plonge sa cuillère dans le bol de macaruna embakbka, ajuste ses lunettes en silence et réfléchit à la question posée : les soufis libyens ont-ils peur des wahhabites qui ont déjà détruit plusieurs de leurs lieux saints à l’arme lourde ? Le samedi 5 février, les soufis de Tripoli fêtaient le premier Mawlod (jour de la naissance du prophète Mahomet) depuis la chute du colonel Kadhafi. D’ordinaire, les trois plus importants groupes soufis ne se mêlent pas. Ce jour-là, ils ont pourtant décidé d’effectuer la procession ensemble.  » Un message pour les wahhabites. Nous sommes unis. Nous sommes forts « , déclare le cheikh Kamal Homan. Bien qu’elle fût autorisée pendant les années de règne du dictateur déchu, la fête avait ce samedi-là un goût bien particulier.  » Tout a une saveur différente lorsqu’on est libre « , affirme Homan. Ce qui est vrai pour la liberté l’est aussi pour la peur.  » J’ai peur, répond enfin le cheikh, mais pas parce qu’ils détruisent nos lieux saints. J’ai peur pour les nouvelles générations de soufis et de wahhabites. Pour nous, il est interdit de tuer. Nous sommes pacifiques, nous n’avons utilisé les armes que deux fois par le passé : contre le colonialisme italien et lors de la révolution de 2011. Mais les wahhabites sont autorisés à tuer, même si c’est un autre musulman. Nous, les soufis, croyons très fermement que nous sommes du bon côté en choisissant la paix. Nous allons vaincre par la paix. C’est une arme très forte.  »

Les  » rebelles du 20 août « , c’est ainsi qu’on appelle les milliers de combattants tardifs qui ont rejoint les centaines de katibas formées après la chute de Tripoli. Les différents conseils militaires libyens tentent actuellement de recenser les combat- tants et leurs brigades, afin de préparer le processus de désarmement. La multitude et les ramifications des katibas, surtout dans la région de la capitale, font tourner la tête.

Dans une petite pièce de l’ancien ministère de l’Education, Manni, un combattant, tend son arme, un fusil automatique léger (FAL) de la Fabrique nationale de Herstal :  » Il est aussi abondant que la poussière en Libye « , lance-t-il.  » Il coûtait 9 000 euros en février 2011. 600 euros aujourd’hui.  » A sa ceinture, un pistolet Browning HP, fabriqué aussi par la FN Herstal, probablement arrivé en Libye il y a quelques dizaines d’années.  » 2 000 euros pour le 9 mm « , indique Manni.

Dix mois de salaire en remettant les armes ?

Les Libyens ne combattant plus sur le champ de bataille, on assiste à une chute du prix des armes de guerre. Plus petits, facilement dissimulables, parfaits pour protéger sa personne et ses biens, les pistolets 9 mm sont aujourd’hui très recherchés. Pour Osama al-Jowali, le ministre de la Défense, il faudrait environ deux années pour désarmer les nombreuses milices libyennes. Une déclaration plutôt optimiste selon certains experts, d’autant que le gouvernement de transition peine à mettre en place une stratégie nationale.

Dans la capitale libyenne, les groupes de combattants issus des régions de Zintan et de Misrata sont les plus influents. Mokhtar al-Akdhar, commandant des forces de Zintan, estime avoir quatorze katibas sous ses ordres à Tripoli, chacune comptant cent à cent vingt hommes. C’est sa milice, provenant de la cité de l’ouest libyen, qui contrôle l’aéroport et qui détient Saïf al-Islam Kadhafi. Selon Mokhtar al-Akdhar lui même, il est essentiel de rendre les armes. Mais depuis des mois circule une rumeur selon laquelle le gouvernement va mettre en place un système de rachat. Les prix offerts devront excéder ceux du marché actuel pour être compétitifs et, s’ils attendent assez longtemps, certains Libyens peuvent espérer gagner l’équivalent de dix mois de salaire en remettant leurs armes au gouvernement.

D’autres forces, d’autres réflexes barrent également la route qui mène au désarmement. Il y a quelques jours, Saadi, l’un des fils Kadhafi, a déclaré depuis le Niger qu’il était en contact avec des cellules de partisans libyens. Répondant à la provocation, Mohamed Nasr al-Harizi, porte-parole du Conseil national de transition, a affirmé que  » les thuwars (ex-rebelles libyens) n’ont pas déposé les armes et sont prêts à se battre contre tout agresseur « .

Un an après le soulèvement de Benghazi, le 17 février, la révolution libyenne est loin d’être terminée. Confronté à d’immenses défis, le pays craint pour son avenir. Les combattants armés qui surveillent la capitale donnent une illusion de sécurité. Les institutions se cherchent et manquent totalement de coordination. L’autorité est tellement diffuse qu’elle en devient oppressante, comme si le fantôme d’un dictateur sans visage rôdait toujours.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française.

DAMIEN SPLEETERS, ENVOYÉ SPÉCIAL EN LIBYE

 » Les anciens rebelles n’ont pas déposé les armes et sont prêts à se battre contre tout agresseur « 

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