Des lieux et des hommes

Sur les traces de l’Empire romain se construit un espace chrétien dans l’Occident médiéval. Paroisses, églises, abbayes… Le paysage urbain et rural est bouleversé.

Lorsque le christianisme devient religion officielle de l’Empire romain, au IVe siècle, l’espace et le paysage étaient marqués par les dieux païens (statues, temples, sources et arbres sacrés, etc.). Dès lors, les autorités ecclésiastiques et des fidèles zélés n’eurent de cesse d’en faire disparaître les traces afin de construire un cadre spatial dont les signes orientaient exclusivement vers le Dieu chrétien.

L’impulsion donnée par l’Empire romain chrétien fut déterminante et exemplaire pour l’Occident médiéval : durant des siècles, évêques, moines, souverains, aristocrates et, plus tard, riches bourgeois rivalisèrent pour organiser un espace administratif favorable à l’encadrement pastoral des populations, pour développer des pôles religieux attractifs et pour embellir le culte chrétien, quitte éventuellement à assurer du même coup leur propre promotion sociale et politique.

La mise en place d’un espace administratif rationnel pour enseigner la foi et gouverner le peuple chrétien a réclamé plusieurs siècles. Certes, la législation conciliaire des IVe et Ve siècles définissait déjà un schéma géographique idéal, adapté des circonscriptions administratives civiles et associé à des échelons ecclésiastiques hiérarchisés : diocèse (évêque), province ecclésiastique (contrôlée par un métropolitain, devenu archevêque à partir du VIIIe siècle), patriarcat (le pape, seul en Occident). Mais les réalisations sur le terrain furent soumises à de nombreuses fluctuations en raison des bouleversements politiques et démographiques qui agitèrent l’Europe occidentale tout au long du haut Moyen Age. Toutefois, l’organisation administrative religieuse de la chrétienté latine atteint sa maturité territoriale au XIe siècle environ, en dehors des marches conquérantes (Espagne méridionale, Europe centrale et orientale), où elle fut plus tardive. En particulier, la division interne des diocèses se figea pour donner un emboîtement de circonscriptions (archidiaconé, doyenné) qui regroupaient les paroisses, dont le maillage territorial serré rassemblait désormais toute la population en fonction de son lieu de résidence. Confondue en milieu rural avec le village, la paroisse devint le cadre de référence des habitants en Occident jusqu’aux bouleversements sociaux induits par la révolution industrielle.

La paroisse constituait le lieu de la réception des sacrements (baptême, eucharistie, puis mariage, etc.), et la législation canonique (tel le concile de Latran IV en 1215) entendait en renforcer le cadre contraignant sous la houlette du curé. Phénomène nouveau par rapport au mode de vie antique et en attendant la politique hygiéniste à partir du XVIIIe siècle, la nécropole avait quitté, au cours des VIIe-VIIIe siècles, la périphérie des agglomérations pour se masser au plus près de l’église (ad sanctos), voire, pour certains privilégiés, dans l’église même, renforçant ainsi la communion essentielle à la société médiévale entre les fidèles vivants et décédés.

Toutefois, malgré l’organisation administrative et canonique, l’espace religieux occidental fut dès l’origine marqué par le polycentrisme, en raison de la concurrence complémentaire des acteurs et des différents courants spirituels chrétiens, ce qui entraîna parfois des frictions (querelle des séculiers et des mendiants au XIIIe siècle).

Le paysage urbain fut chronologiquement le premier à être massivement christianisé, afin de préfigurer la Jérusalem céleste, et son décor fut sans cesse renouvelé au cours des siècles médiévaux : on agrandit les édifices, on en ajoute d’autres et on les redécore au goût du jour (carolingien, roman, gothique, etc.). Les évêques se lancèrent dans la construction de cathédrales, baptistères, églises et oratoires (en particulier sur les tombeaux de saints attirant les pèlerins), hôpitaux, sans parler de l’entretien des murailles, ponts et aqueducs, qui relevait des fonctions administratives civiles qui leur étaient déléguées. Des quartiers réservés au clergé se développaient, en particulier autour des cathédrales et des monastères (d’hommes ou de femmes), souvent périurbains au haut Moyen Age. Ces institutions économiquement riches attiraient aussi des populations qui se sédentarisaient, créant des noyaux d’agglomération (cité et bourg monastiques) qui finissaient souvent par se rejoindre avec le grand développement urbain qui démarra à partir du XIe siècle.

La christianisation des populations rurales à partir du IVe siècle, à un rythme plus lent, constitue un phénomène non moins important. Les vastes espaces des campagnes, des forêts, des montagnes, conservatoires plus résistants des croyances païennes (paganus, en latin, veut d’abord dire  » paysan « ), sont eux aussi l’objet d’entreprises séculaires pour gagner un sens compatible avec le message évangélique. Evêques, monastères, grands propriétaires fonciers pieux et généreux y construisent des églises et des oratoires qui, au milieu du Moyen Age, prennent souvent le statut uniforme de paroisses. Prédicateurs et copistes colportent les récits hagiographiques associant à des sources, pierres, grottes, arbres les miracles des saints chassant les démons. L’espace, autrefois étouffé par le paganisme, est progressivement enchanté par les athlètes de la foi, qui communiquent à certaines fontaines leurs pouvoirs thaumaturgiques. Calvaires, statues et chapelles précisent le caractère surnaturel des lieux.

L’espace prend un sens conforme à la religion

Le monachisme a joué un rôle essentiel dans cette christianisation de l’espace occidental. Des communautés monastiques ont mis en valeur de nouvelles terres (défrichement, assèchement de marais, poldérisation, etc.), hiérarchisé l’espace (réseau des granges cisterciennes), et leurs monastères, comme autant de pôles de commandement politiques, économiques, religieux, et fixé des noyaux de peuplement. De nombreux moines ont directement participé à l’évangélisation des campagnes et même à la desserte de paroisses. Par l’exemplarité de leur vie, sinon toujours par la parole, les moines ont attiré la générosité des laïcs qui ont fondé de nouveaux établissements. Ainsi, en développant la liturgie pour les morts et favorisant de ce fait la mémoire familiale, les établissements affiliés à Cluny, à partir du Xe siècle, ont reçu le soutien enthousiaste de l’aristocratie et essaimé dans toute l’Europe occidentale au point de rassembler un millier de prieurés, principalement ruraux.

Les chrétiens, depuis la fin de l’Antiquité et tout au long du Moyen Age, ont ainsi construit en Occident un espace original qui prit un sens visiblement conforme à leur religion. Il constitua un moyen de gouvernement et témoigne d’une impressionnante créativité pastorale.

Par Pascal Montaubin; P. M.

Evêques, moines, souverains, aristocrates et bourgeois rivalisent pour organiser un espace favorable à l’encadrement pastoral des populations

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