Dans Botero en Orient, Taoufiq Izeddiou (ici à droite) veut montrer d'autres corps de danseurs, hors des canons traditionnels. © Iris Verhoeyen

Des cubes et des ronds

Présenté au Théâtre national, à Bruxelles, Botero en Orient, du chorégraphe marocain Taoufiq Izeddiou, casse un code : celui du danseur longiligne. Ici, c’est l’opulence de la chair qui règne, sans faire une croix sur la vitalité et la virtuosité.

Au départ, il voulait monter un projet avec des sumos, raconte- t-il.  » Mais c’était impossible, s’exclame Taoufiq Izeddiou quand on le rencontre à l’issue de la représentation de Botero en Orient (1), en février dernier, au Tarmac (scène internationale francophone), dans le XXe arrondissement de Paris. J’ai pensé le faire avec un seul sumo, ou même avec une vidéo d’un sumo, mais c’était trop compliqué. Les sumos, c’est sacré au Japon. Cela aurait demandé trop de temps, trop de moyens. C’était un combat de plus à mener pour monter cette création. Donc je ne l’ai pas fait, mais c’est quelque chose qui me reste en tête pour le futur.  »

avec les accidents, avec un peu de vin, avec un peu de vie, mon corps a pris une autre forme.

Taoufiq Izeddiou, qui a fondé en 2001, avec Bouchra Ouizguen et Said Aït El Moumen, la première compagnie de danse contemporaine au Maroc, baptisée Anania, a néanmoins gardé des lutteurs nippons l’idée de corps plantureux, rebondis, débordants. Des corps qui tranchent avec une longue tradition, imposée par des siècles de danse classique, où les silhouettes convoquent de strictes lignes droites plutôt que des courbes généreuses. Longtemps, la danse a été régie par le diktat de la minceur, accompagné de ceux de la jeunesse et de la beauté. C’est seulement à partir des années 1970 et 1980 que l’on a vu débarquer sur les scènes des corps différents. Des corps plus vieux, marqués par l’âge, comme celui du Japonais Kazuo Ono, initiant l’Europe à l’art du buto, ou comme celui de Pina Bausch, s’exposant sans fard dans Café Müller. La Française Maguy Marin a, elle, osé l’obésité dans Groosland, créé en 1989. Mais il s’agissait là de costumes, de prothèses rendant gras des danseurs sveltes. La donne a changé avec l’arrivée de vrais danseurs  » enrobés « , comme Thomas Lebrun (notamment avec sa conférence dansée Itinéraire d’un danseur grassouillet, en 2009), l’Autrichienne Doris Uhlich (2) ou encore Olivier Dubois, surnommé platement  » le gros qui danse « .

Socles

Le peintre et sculpteur colombien Fernando Botero a expliqué dans plusieurs interviews que l’origine des corps exagérément ronds dans ses oeuvres remontait à une Nature morte à la mandoline, réalisée dans les années 1950, où il avait dessiné l’ouverture de l’instrument plus petite que la normale, ce qui avait eu pour effet d’amplifier tout le reste.  » Soudain, la mandoline a pris des proportions d’une monumentalité extraordinaire « , a-t-il déclaré. Taoufiq Izeddiou a adopté cet artiste des volumes exagérés comme emblème de sa nouvelle chorégraphie, notamment après la visite de l’exposition Botero, dialogue avec Picasso, présentée il y a deux ans à l’hôtel de Caumont, à Aix-en -Provence. Une exposition où se confrontaient les corps ronds de l’un et les angles cubistes de l’autre. Sur la scène de Botero en Orient (2), ce dialogue se traduit par la présence de cubes et de parallélépipèdes en bois, qui sont à la fois des éléments de construction régulièrement déplacés pour improviser des catwalks, des chemins, des balises, des tours et des totems, mais aussi des socles pour des corps-sculptures, mis en valeur comme des oeuvres d’art. Quatre corps opulents, dont celui du chorégraphe lui-même.

 » J’avais un corps de danseur, confie Taoufiq Izeddiou, que la chorégraphe Susan Buirge surnommait  » l’accordéon  » pour ses pertes et ses prises de poids façon yo-yo. Aujourd’hui j’ai 44 ans, et avec le temps, avec les accidents, avec un peu de vin, avec un peu de vie, mon corps a pris une autre forme. Je crois que c’est biologique, c’est naturel. A un moment donné, soit il faut changer sa danse soit il faut changer son corps. J’ai une danse un peu brute, qui va dans la gravité, dans les chutes, qui est dans l’énergie, qui va jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement, je ne réserve rien, je donne tout. Est-ce que cette énergie peut cohabiter avec mon corps d’aujourd’hui ? Je pense que ce corps me donne encore plus de possibilités que celui d’avant. Il y a une certaine maturité aussi.  » Face à Botero en Orient, on confirme : la danse de Taoufiq Izeddiou est impressionnante. Peut-être même encore plus à présent que l’effort est plus grand pour s’arracher à la pesanteur. Et ses trois compagnons sur scène ne déméritent pas.

L’équipe a pourtant été difficile à former.  » Il fallait faire attention à ce que ça ne devienne pas un spectacle où l’on se moque des interprètes, poursuit le chorégraphe. Il ne fallait pas de gens qui ne savent pas du tout danser, qui n’arrivent pas à chuter ou à se relever correctement. Il fallait de vrais danseurs, avec ce corps, et en même temps montrer autre chose de ces corps-là. Parce que souvent, on ira alors dans la lenteur, dans le poétique plutôt que dans la performance. On va se réfugier dans des artifices, le son, les lumières… Botero en Orient, c’est vraiment une performance de corps.  »

Il y a sur scène à ses côtés Kaïsha Essiane, d’origine gabonaise, spécialiste des danses afro-urbaines, déjà repérée par le chorégraphe à la biennale de danse de Bamako, et qui livre ici un époustouflant solo en équilibre. Il y a Karine Girard, avec sa peau très blanche et sa chevelure de feu, vue dans les création d’Olivier Dubois ( Tragédie, créé au festival d’Avignon en 2012, qui a fait scandale avec ses corps nus déchaînés, et Révolution, autre choc jouant sur la longueur des rotations de onze femmes autour d’autant de barres de pole dance, sur le Boléro de Ravel) . Et puis il y a le jeune Marouane Mezouar, formé à Marrakech au  » Lab  » d’Izeddiou, et dont Botero en Orient est le premier spectacle, sa  » naissance sur scène « .  » Il amène une fraîcheur, une jeunesse, déclare le chorégraphe. Il a maigri un peu. Je lui ai dit de faire attention : pour cette pièce, il faut faire un régime pour grossir, contrairement à ce qui se passe en général dans la danse ( rires).  » C’est à lui que revient le tableau final du spectacle, où l’humour peut enfin se permettre de s’inviter. Torse nu, le danseur agite la masse de son ventre au rythme régulier d’un shamisen, le luth nippon à trois cordes, un son issu d’une performance de Kazuo Ono (on y revient). Une manière d’implanter ce Botero carrément en Extrême- Orient et d’évoquer le Japon de ses sumos impossibles. Et la boucle est bouclée.

(1) Botero en Orient : du 11 au 14 décembre au Théâtre national à Bruxelles, www.theatrenational.be (2) Doris Uhlich présente au Kaaitheater, à Bruxelles, le 2 avril prochain, Every Body Electric, avec des interprètes handicapés physiques. www.kaaitheater.be

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