Les planches aux cases d’or

C’est une révolution : certains dessinateurs de BD gagnent désormais plus avec la vente de leurs originaux qu’avec leurs albums. Sous le marteau des commissaires-priseurs, les oeuvres de Bilal, Pratt, Hergé, mais aussi Sfar ou Gibrat pulvérisent les records. Plongée dans les coulisses de ce nouvel eldorado.

C’est le magazine People With Money qui l’annonçait à la Une : Enki Bilal était le  » dessinateur le mieux payé du monde  » en 2014, avec un revenu estimé à 46 millions d’euros, récoltés en grande partie grâce à la vente de ses originaux. Une somme astronomique. Sauf qu’il s’agit (évidemment) d’un canular. Bilal vend bien aux enchères certains de ses dessins à plus de 150 000 euros et il serait bien, avec Soulages et Buren, l’un des artistes français vivants les plus cotés sur le marché international, mais pas au point, tout de même, de flirter avec ces chiffres  » jeffkoonesques « . Il n’empêche : désormais, certains auteurs gagnent plus d’argent grâce à la vente de leurs planches originales qu’avec celle de leurs albums.

Pas un mois sans qu’un nouveau record soit établi sous le marteau d’un commissaire-priseur. Signe des temps, la prestigieuse maison anglo-saxonne Christie’s a emboîté le pas, en 2014, au précurseur, le français Artcurial, en organisant – avec succès – une vente uniquement consacrée à la bande dessinée. Il faut dire que les dernières enchères ont de quoi faire rêver : 2,6 millions d’euros pour les mythiques pages de garde bleues des albums de Tintin, en mai dernier ; 200 000 euros pour la couverture d’Astérix, Le Devin, un mois plus tôt ; et, en novembre, 392 000 euros pour une sublime aquarelle de Corto Maltese signée Hugo Pratt. L’année s’est terminée en apothéose, le 14 décembre. Avec… Hergé.Un dessin de couverture d’un numéro du Petit Vingtième de 1939, représentant un moment-clé du Sceptre d’Ottokar, évalué entre 350 000 et 400 000 euros, a atteint la somme de 539 880 euros, à la salle de ventes Millon & Associés.

La majorité de ces pièces sont vendues par des collectionneurs – les  » déposants « , dans le jargon des ventes aux enchères – qui touchent environ 75 % du montant de l’adjudication. Mais les dessinateurs perçoivent chaque fois au passage ce que l’on appelle un  » droit de suite « , fixé à 4 % (jusqu’à 50 000 euros, puis dégressif). Une disposition légale qui permet aux artistes ou à leurs héritiers de bénéficier d’une éventuelle explosion de leur cote. Ainsi, selon nos calculs, les ayants droit d’Hugo Pratt devraient percevoir quelque 11 000 euros sur la vente de cinq oeuvres du maître vénitien par Artcurial, le 22 novembre dernier. En revanche, ce jour-là, c’est le maître de la SF lui-même, Philippe Druillet, qui avait mis en vente une toile monumentale représentant son héros Yragaël. Bien lui en a pris : ce chef-d’oeuvre est parti pour 100 000 euros.

Certes, ces records mondiaux concernent essentiellement les  » grands  » du 9e art. Mais, nouveauté, des artistes moins connus du grand public tirent leur épingle du jeu. Un immense dessin de Jean-Pierre Gibrat s’est ainsi envolé à 67 000 euros chez Christie’s en avril et l’une des plus belles planches de sa série Le Vol du corbeau est partie le même jour pour 26 000 euros.  » Sa cote est montée très progressivement, analyse son galeriste Daniel Maghen, par ailleurs expert de la vente Christie’s. Il est devenu célèbre à 45 ans. En tout, ces dernières années, j’ai vendu pour 2 millions d’euros d’originaux de Gibrat !  » Des sommes sensationnelles, qui pulvérisent largement ce que ce formidable coloriste peut espérer gagner avec ses albums : s’il lui est arrivé de flirter avec les 50 000 exemplaires, le tome 3 de sa série Mattéo (Futuropolis), sorti il y a un an, n’a trouvé  » que  » 20 000 acheteurs.

 » Un dessinateur gagnera parfois plus en vendant un ou deux dessins grand format qu’avec un album de 48 planches, qui va lui demander un an de travail et lui rapporter une avance de 10 000 euros « , poursuit Daniel Maghen. Du coup, autre révolution, ce galeriste salarie des dessinateurs pendant des mois et leur commande de grands formats. Jean-Pierre Gibrat travaille ainsi actuellement à des toiles de 1 mètre carré, qui pourraient donner lieu à une vente aux enchères  » monographique  » – un seul auteur, le Graal ! – chez Christie’s, à la fin de 2015 ou au début de 2016.

Deux jeunes dessinateurs ont eu récemment droit à une telle consécration. En avril dernier, chez Artcurial, Joann Sfar, créateur du Chat du rabbin, a proposé 31  » lots « , au grand scepticisme de beaucoup, qui trouvaient que son trait n’avait pas la puissance  » décorative  » d’un Bilal. Résultat : un succès incroyable, des planches en noir et blanc parties à 25 000 euros et un total de 571 000 euros (frais compris) ! La plus grande partie de cette somme est tombée dans l’escarcelle du dessinateur.  » Nous avons d’ailleurs d’autres projets avec Sfar « , promet Eric Leroy, expert d’Artcurial (vingt ans d’enchères au compteur).

Quand on coupait le saucisson sur les originaux de Lucky Luke…

Autre auteur de la jeune génération à avoir battu des records : Nicolas de Crécy, créateur de Léon la came. La vente chez Artcurial de 30 de ses dessins de sa série New York-sur-Loire, en novembre 2013, a totalisé 400 000 euros. Or, si l’on excepte Période glaciaire (Futuropolis), les albums de ce graphiste au trait puissant et onirique ne trouvent en général que quelques milliers de lecteurs.

Au fond de sa tombe, le grand Hergé doit sourire. Lui qui pulvérise les records post mortem – compter autour de 350 000 euros pour une planche originale de Tintin – n’a jamais vendu un seul de ses dessins de son vivant. Non, il les offrait. Une bonne partie des originaux de Tintin qui passent sur le marché portent d’ailleurs la dédicace que le dessinateur apposait de son écriture élégante au bas de la dernière case. Ainsi, la planche des Bijoux de la Castafiore vendue 320 000 euros le 22 novembre chez Artcurial avait été offerte à un certain frère Rupert (André Fontaine de son vrai nom). C’est ce capucin, aumônier des Tsiganes, qui avait initié Hergé aux gens du voyage, très présents, on le sait, dans Les Bijoux de la Castafiore.  » En vendant, quarante ans après l’avoir reçue, une planche originale d’Hergé, certaines personnes ont quasiment pu s’acheter un appartement « , sourit un connaisseur.

Comme les temps ont changé ! Le petit milieu des collectionneurs n’en finit plus d’évoquer, les yeux brillants, la période où ces originaux ne valaient rien. L’ancien rédacteur en chef de Spirou, Yvan Delporte, racontait qu’il coupait le saucisson sur des planches originales de Lucky Luke. Lorsqu’il n’avait pas le temps d’acheter une bouteille de vin, Régis Loisel apportait une planche de sa série culte, La Quête de l’Oiseau du temps, aux amis qui l’avaient invité à dîner… Il est arrivé à Maurice Tillieux de donner une brassée de planches de Gil Jourdan à un visiteur, à l’issue d’une soirée un peu arrosée. On les voit passer à 15 000 euros aujourd’hui… Ou encore c’est Will, le dessinateur de Tif et Tondu, obligé de  » débarrasser  » par carriole les centaines de planches qui encombraient les locaux des éditions Dupuis. Pour l’anecdote, la couverture de Contre la Main blanche, une aventure de ses deux héros, a été adjugée 66 000 euros en avril dernier chez Christie’s…

Et puis, il y a ces histoires plus troubles, que l’on vous raconte en baissant la voix. Des planches originales du Sceptre d’Ottokar auraient mystérieusement disparu il y a une cinquantaine d’années. On en voit réapparaître une de temps en temps sur le marché. Plus récemment, cinq couvertures originales – dont Le Crabe aux pinces d’or et L’Ile noire – ainsi que des planches de Tintin auraient ressurgi, après s’être volatilisées, jadis, chez Casterman.  » Il y a vingt ans, à une Convention de la bande dessinée, à Paris, un gars proposait des cases de Tintin, qu’il sortait de sa poche, comme des cartes !  » raconte Daniel Maghen. Les prix sont devenus tellement fous, en effet, que l’on achète aujourd’hui des cases du Temple du Soleil à l’unité ! Compter un bon 10 000 euros pièce… L’immense Franquin, lui aussi, a été victime d’un vol : une centaine de planches des volumes 7 et 8 de Gaston Lagaffe lui ont été dérobées.

 » On pourrait dire, sans trop forcer le trait, que les tout débuts du marché des originaux de bande dessinée franco-belge ont reposé sur des oeuvres non récupérées par les dessinateurs chez les éditeurs ou imprimeurs de l’époque. Il n’était pas rare qu’un confrère, un journaliste, un typographe les récupère et les conserve « , raconte Alain Huberty, un précurseur, fondateur de la galerie Petits Papiers à Bruxelles (et désormais à Paris) et expert pour les prestigieuses ventes Millon. Et de raconter en souriant :  » Il y a trente ans, mon épouse rêvait d’une planche originale de Gaston Lagaffe. Je lui en ai acheté une pour l’équivalent de 2 000 euros de 2014. Elle vaut quarante fois plus aujourd’hui…  »

Dans les années 1980, en effet, personne ou presque ne s’intéresse encore aux planches originales.  » Je me souviens très bien d’être allé voir Tardi pour lui acheter des originaux d’Adèle Blanc-Sec, raconte Alain Huberty. Il m’a regardé, incrédule, et m’a dit : « Mais ça va intéresser qui, ces trucs ? »  » Aujourd’hui, ces  » trucs  » se vendent 12 000 euros. A l’époque, collectionneurs et marchands versaient de l’argent en liquide de la main à la main aux dessinateurs et repartaient avec 15 chefs-d’oeuvre sous le bras. Dans le milieu, on appelait cela  » faire de la récup’ « . Là encore, les temps ont bien changé : Bilal ou Catel – la dessinatrice de Kiki de Montparnasse (Casterman) – ont désormais un agent, le redoutable François-Marie Samuelson.

Avec une nouvelle génération de collectionneurs fortunés, le marché a explosé.  » Un peu comme ces adolescents qui avaient un poster de Ferrari dans leur chambre et qui, adultes, peuvent s’en offrir une vraie, on voit aujourd’hui d’anciens lecteurs de Blueberry ou de Blake et Mortimer qui veulent posséder un original « , décrypte Eric Leroy. Exemple presque caricatural : des planches de XIII ou de Largo Winch, séries cultes des années 1990, longtemps vendues 1 000 euros, peuvent partir à 15 000 euros.  » Là, les gens achètent une marque « , analyse Daniel Maghen.

Le cas de XIII illustre par ailleurs un problème  » collatéral  » de ce marché en pleine mutation. Les scénaristes, souvent pour beaucoup dans le succès de certains albums (que l’on songe à Partie de chasse, du duo Christin-Bilal), sont les grands lésés de ce nouvel eldorado. Certes, une tradition informelle voulait que le dessinateur offre une planche ou deux à son scénariste. Mais il gardait les 46 autres… Alors, aujourd’hui, en homme avisé, la star du scénario Jean Van Hamme (XIII, Largo Winch, Thorgal…) se fait attribuer contractuellement cinq planches par album scénarisé. A environ 10 000 euros pièce, cette clause vaut de l’or…

Même Geluck !

Résultat de ce nouvel engouement : on ne compte plus les galeries spécialisées qui se sont ouvertes ces dernières années. Signe des temps, l’éditeur historique Jacques Glénat, qui a lancé Bourgeon et fait fortune grâce à Zep, le créateur de Titeuf, a inauguré la sienne il y a peu. Même Geluck, le père du Chat, expose ses oeuvres en galerie.  » On voit des installations d’art contemporain souvent absconses atteindre des sommes folles. Ce n’est que justice si des dessinateurs de bandes dessinées ayant fait rêver des générations de lecteurs sont appréciés à leur juste valeur, explique-t-il. Moi, je vis confortablement de mes albums. Mais, après avoir dessiné 12 000 fois mon Chat en petit format (j’ai compté…), je suis très heureux de pouvoir exposer des toiles.  » Il y a quelques semaines, l’une de ses oeuvres, hilarante, a été vendue 20 000 euros à la galerie Petits Papiers…

 » Avec le développement d’Internet, nous avons aussi constaté une internationalisation de nos acheteurs « , observe Eric Leroy. La fameuse aquarelle de Corto Maltese passée chez Artcurial a rejoint une collection américaine, tout comme une planche crayonnée de Tintin au Tibet vendue 190 000 euros le même jour. Le risque, évidemment, c’est que l’effet de mode crée une sorte de  » bulle spéculative « . Les oiseaux de mauvais augure ont ainsi relevé que les quatre belles planches de Gibrat proposées par Artcurial le 22 novembre, pourtant  » muettes  » (sans bulles) et donc très graphiques, sont parties en dessous de 10 000 euros pièce, soit moins de la moitié du score réalisé chez Christie’s en avril dernier.

Il est pourtant encore quelques stars qui refusent de céder aux sirènes du marché des originaux. François Schuiten et son scénariste Benoît Peeters, célèbres pour leurs Cités obscures (Casterman), ont ainsi fait don, l’an dernier, de la quasi-totalité de leurs oeuvres à la Bibliothèque nationale de France et à la Fondation Roi Baudouin.  » Notre raison d’être, c’est de fabriquer des livres, explique le dessinateur. En dispersant nos planches, on rend impossible toute réédition future, lorsque de nouvelles techniques d’impression existeront. Je m’y refuse.  »

Pourtant, en parallèle à cette donation, François Schuiten a exceptionnellement vendu 30 de ses oeuvres aux enchères chez Artcurial. Attention : de superbes illustrations dans un esprit très  » Jules Verne « , mais pas de planches, nuance ! Ces beautés sont parties entre 17 000 et 38 000 euros pièce. Ce jour-là, Bilal a dû se sentir moins seul.

Par Jérôme Dupuis

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