Des bébés sur les pavés

Mendiants le jour, voleurs la nuit? La mendicité venue des pays de l’Est nourrit de nombreux fantasmes. A briser, pour la plupart

Bien en vue sur ce trottoir animé de Liège, elle donne le sein à son enfant, emmitouflé dans une masse informe de tissus colorés. Sur le visage des passants, on devine la pitié et l’indignation: « Un bébé, dehors, par un froid de canard! « Comment laisse-t-on faire cela? »

Depuis quelques années, les scènes de ce genre se multiplient dans nos villes. Chassés par la crise économique et la répression – toujours actuelle – pratiquée dans plusieurs pays de l’ancien bloc communiste, surtout en Roumanie et en Slovaquie, les Rom-Tsiganes quittent leur pays d’origine par familles entières et arrivent dans nos régions, à la recherche de l’aumône des Gadje (« les non-Tsiganes »).

Il n’y a pas que les bébés qui sont ainsi mis à contribution. Parfois, des enfants hauts comme trois pommes vendent des fleurs. D’autres font signer des pétitions bidon sur le droit au logement. Ici et là, mais particulièrement dans les grandes cités, des groupes d’adolescentes investissent les carrefours et proposent de laver les pare-brise. Service express, et la pièce tombe. D’autres jouent de la musique, vendent des journaux ou, plus simplement, mendient en interpellant le badaud, la main tendue.

Pas d’adresse ni de papiers d’identité

Face à la mendicité des enfants rom, la justice et les services sociaux s’avouent souvent impuissants. Au parquet de Bruxelles, on a bien tenté, au début du phénomène, de poursuivre les parents devant les tribunaux correctionnels et de placer leurs rejetons en institution, afin de leur garantir, au moins, un avenir scolaire. Echec sur toute la ligne! « Nous avons suscité des scènes atroces de déchirements entre des mères et leurs enfants, se souvient une magistrate. De toute façon, les enfants fuguaient aussitôt. Que faire? Confisquer le produit de l’aumône? Mais, chez ces gens-là, les frigos sont vides! Nous faisions pire que mieux et, en fait, nos réponses, maladroites, nous menaient à une forme de discrimination par rapport aux justiciables belges. » Quant à la prison ou aux centres fermés, déjà surchargés, on imagine mal ce qu’ils auraient pu résoudre.

Les services sociaux font la même analyse. Outre le problème de la langue, ces familles vivent totalement en marge de la société belge. Elles ne sont demandeuses de rien, sinon de quelque aumône. Si, par hasard, elles aboutissent exceptionnellement dans un service social ou une oeuvre assurant la distribution de vivres et de vêtements, c’est pour disparaître dès le lendemain. Pas d’accroche possible! Elles n’ont pas d’adresse (sinon fictive ou celle d’un « camp », introuvable ou situé à l’étranger) ni de papiers d’identité. En outre, chez les adolescents, l’âge est impossible à déterminer (les méthodes de détermination ont de sérieuses limites) et la règle, en cas d’interpellation, est le mutisme absolu. Mineur ou majeur? Allez savoir! Par contre, la solidarité joue à fond: ces familles se connaissent et se refilent les bonnes adresses pour faire la manche. Elles craignent comme la peste, aussi, de perdre leur identité culturelle sous la contrainte.

Policiers et forces de l’ordre se posent néanmoins une question délicate. Y a-t-il un lien entre cette mendicité de rue et des formes classiques de criminalité, comme les vols à la tire, perpétrés par des adultes et parfois par des adolescents ou des enfants? Le système est bien rodé: sous prétexte d’une demande d’argent, une Rom-Tsigane s’approche d’un passant – cible de choix: les touristes – ou d’un client dans un commerce. Une autre ouvre discrètement le sac de la victime et s’empare du portefeuille. Une seconde plus tard, l’objet du larcin est refilé à une troisième comparse, qui disparaît aussitôt dans la nature.

A Bruxelles, le parquet est affirmatif: oui, il y a un lien entre les mendiants rom-tsiganes et certaines activités criminelles, comme les vols en habitation. A Liège, on n’est pas aussi sûr. S’agit-il des mêmes personnes: mendiants le jour, voleurs la nuit? Pas si sûr. Les preuves sont très difficiles à apporter. En tout cas, les affaires qui aboutissent devant les tribunaux se comptent sur les doigts d’une main.

Une certitude: jamais personne, chez nous, n’a pu prouver les rumeurs selon lesquelles des bébés seraient arrachés à leurs parents et fournis aux mendiantes, en guise d' »appât » pour les passants. « Au contraire, insiste-t-on au parquet de Liège, ces très jeunes enfants sont rarement chétifs ou maltraités. Ils ne sont en danger que dans notre conception occidentale des choses. Pas dans la leur, même si c’est difficile à admettre dans notre culture. »

Il y a, pourtant, une exception. Grâce à un concours de circonstances exceptionnel, la justice bruxelloise a mis en évidence, récemment, l’existence d’une organisation criminelle d’origine roumaine. Celle-ci acheminait chez nous des invalides et des handicapés, à qui l’on faisait miroiter des promesses de soins médicaux de haut niveau. « Une fois en Belgique, explique ce substitut, ces gens sont arnaqués. Ils vivent parqués dans des taudis et doivent rembourser à prix d’or de leur transport. Paralysés par les menaces de représailles du réseau, ils ont peur et refusent de collaborer avec la justice, malgré nos promesses de protection. Or cette affaire est probablement la pointe d’un iceberg. »

D’ici à quelques semaines, le procès de cette filière d’exploitation d’êtres humains devrait s’ouvrir. Celui-ci – à Bruxelles comme ailleurs, tous nos interlocuteurs en conviennent – ne doit surtout pas mener à des amalgames dangereux. « L’écrasante majorité des Rom-Tsiganes, installés en Europe occidentale depuis plus d’une génération, n’ont pas recours à la mendicité », rappelle Alain Reyniers, ethnologue et chargé de cours à l’UCL (1). Même ceux qui, parmi les nouveaux arrivants, la pratiquent régulièrement ne doivent pas être assimilés d’office à des délinquants. » Ainsi, ce n’est pas parce qu’une famille rom-tsigane de 7 personnes débarque dans un couloir de métro – tableau parfois impressionnant car il est bien orchestré – qu’il faut voir là une opération criminelle. Encore moins celle d’une « mafia ».

(1) Lire, à ce sujet, le dossier de l’ Observatoire, revue d’action sociale et médico-sociale, consacré en 1999 à la mendicité. Infos: 04-232 31 60.

Ph.L.

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