DÉPASSER LE CAPITALISME

Professeur de théorie du droit, directeur de collection, auteur, chroniqueur, le philosophe belge Laurent de Sutter est un mélange réussi entre dandysme et hyperactivité. Dans Théorie du kamikaze (Puf) et Accélération ! (ouvrage collectif, Puf), il développe à nouveau son obsession de la transgression. Et exhorte la gauche à se réinventer, avec les accélérationnistes, sous peine de disparaître.

Les Inrockuptibles vous ont présenté parmi  » les 100 personnalités qui réinventent la culture « , comme  » l’incarnation aboutie de la pop philosophie « . Comment la définissez-vous ?

Ce n’est ni la philosophie qui descend dans la rue ni la philosophie qui s’intéresse à la pop culture. Le concept a été créé par le philosophe français Gilles Deleuze dans les années 1970. La pop philosophie doit trouver une forme d’intensité identique à celle d’un concert pop.

Dans Théorie du kamikaze, vous écrivez que  » l’attentat-suicide est un média, captant à son service, par contamination, l’ensemble des dispositifs médiatiques « . Les terroristes sont-ils passés maîtres dans la manipulation médiatique ?

Je n’ai aucune expertise à faire valoir en matière d’intentions des djihadistes. Je m’intéresse à  » nous  » en tant que réceptacles de ces images. Toutes les personnes de plus de 2 ans qui ont vécu le 11-Septembre se souviennent où elles étaient et ce qu’elles faisaient. C’est donc sur un mode visuel que 6 milliards de personnes, hormis les familles des citoyens décédés et les blessés, ont été affectées par ces attentats. Ces images représentent le mal. Mais notre univers n’en a pas moins été hacké par une opération essentiellement esthétique. Cela rappelle que le visible et l’invisible auquel nous sommes confrontés sont décidés par d’autres. Ceci a-t-il droit ou non à la visibilité ? Tous les jours, des décisions sont prises en ce sens, et pas seulement par les médias. Pour preuves, les tentatives de purger les rues des prostituées, des sans-abris, des mendiants… Qu’ils existent ou qu’ils n’existent pas, on s’en fiche. Ce qui importe est qu’on ne les voit pas. Quand un attentat est commis, il y a le moment de sidération, puis les déclarations plus ou moins lumineuses de responsables politiques, d’éditorialistes ou d’internautes sur la place de la religion, le sens de la guerre, la défense de nos valeurs, et enfin les premières récriminations. S’il produit un discours aussi abstrait, pareil événement révèle que nous devons colmater les brèches des abstractions qui nous fédèrent, démocratie, Etat de droit, représentativité, paix…

Les dirigeants et les médias surréagissent-ils aux actes terroristes ?

D’un certain point de vue, ces réactions sont utiles : il faut colmater les brèches. Il est fascinant d’observer la profonde dimension de jouissance au coeur de ce déploiement de cris et de vitupérations :  » Enfin, quelque chose se passe.  » On était enlisé dans des négociations budgétaires sinistres et puis surgit un événement. Y compris pour nous, citoyens parce que  » j’aurais pu y passer « . Les psychanalystes ont pointé du doigt ce phénomène depuis très longtemps : le paradoxe et l’obscénité de la jouissance fondée sur le plaisir tiré de l’horreur. C’est une jouissance de la mort qui nous dit que nous sommes en vie.

Vous écrivez que  » l’enthousiasme fait de chaque participant à un événement le spectateur de celui-ci « . A observer les photos et vidéos prises instantanément d’un événement, ne peut-on pas enchérir en parlant d' » acteur de celui-ci  » ?

Quand on est spectateur de quoi que ce soit, on devient acteur du devenir de ce que l’on a vu. Un film de cinéma n’a pas d’existence en dehors de la manière dont notre regard l’investit.

Filmer ou photographier tous azimuts, n’est-ce pas devenu malsain ?

Je trouve davantage malsain que tout le monde, dans les bars ou ailleurs, s’improvise expert ès islam et qu’immédiatement, les traumatismes soient couverts par ces débats-là, notamment sur nos valeurs. Nos valeurs ? Quelles valeurs ? Les vôtres, les miennes ?

Vous citez le philosophe slovène Slavoj Zizek qui affirme que c’est parce qu’ils ne croyaient pas assez à la cause qu’ils défendaient que les terroristes ont commis les attentats du 11-Septembre ? Partagez-vous cette hypothèse ?

Les kamikazes vivent, comme nous autres, une vie saturée de fictions. Or, il n’y a pas plus grand moment de réel que la confrontation avec la mort. En se faisant exploser, ils acquièrent la confirmation qu’ils avaient raison de croire en ce qu’ils croyaient puisqu’ils en sont morts.

En définitive, kamikazes et spectateurs seraient tout autant attirés par ce  » moment de réel  » ?

A cette convergence, les politiques et les analystes préfèrent des divisions artificielles :  » eux, c’est eux ; nous, c’est nous « ,  » ils sont bizarres « ,  » notre civilisation, nos valeurs, c’est autre chose « . Je ne crois pas du tout à la définition des civilisations comme de grands blocs qui s’opposeraient de manière frontale à partir de points de vue irréconciliables. Le monde a tellement été multidistribué depuis la première mondialisation du XVe siècle – au moment du premier tour du monde – que ces divisions n’ont d’existence que stratégique en fonction d’un agenda politique de maintien en respect des populations concernées par les  » nous « . C’est un énorme mensonge.

Accélération ! poursuit la réflexion lancée en 2013 par Nick Srnicek et Alex Williams, à l’origine du groupe des accélérationnistes, qui exhortent la gauche à se saisir des transformations provoquées par les nouvelles technologies pour  » dépasser le capitalisme « . Le salut de la gauche passe-t-il par là ?

Selon la critique habituelle, la société va trop vite et pour ne pas aller droit dans le mur, il faut ralentir. Cela peut prendre une forme extrême à la Pierre Rabhi (NDLR : essayiste et agriculteur franco-algérien vivant en Ardèche). On retourne tous cultiver notre jardin parce qu’au rythme actuel d’exploitation des ressources, la Terre et ses habitants ne pourront pas survivre. Effectivement, c’est intenable. Néanmoins, la faiblesse de ce raisonnement est que la décroissance radicale méconnaît la solidité du cadre dans lequel nous vivons. On ne peut pas subitement décider de tout arrêter. Il suffit d’observer les conséquences, dans une ville moyenne comme Bruxelles, d’une grève de deux jours des éboueurs. C’est la catastrophe. On ne peut pas ignorer la logistique qui permet à 7 milliards d’habitants de vivre sur Terre. Pour transformer le monde, des rêves et un désir personnel de repli ne suffisent pas. Libre à ceux qui y aspirent de le faire. Mais au plan de notre écologie générale, c’est impossible. Les accélérationnistes jugent que cette société, forgée par un siècle et demi de capitalisme dont trente-cinq à quarante ans sous la férule des néolibéraux, a laissé des armes. Même si ces derniers ont tout mis en oeuvre pour ralentir les innovations technologiques, scientifiques, écologiques et sociales.

C’est la thèse des accélérationnistes : le néolibéralisme serait un frein à l’innovation, ce qui peut paraître à première vue paradoxal.

Toutes les nouveautés produites par le libéralisme depuis les années 1970 sont marginales. Internet a été inventé en 1974. Les téléphones portables, utilisés sous une forme rudimentaire par les militaires, datent de la Seconde Guerre mondiale. Les avions n’ont pas accéléré d’un km/h depuis le milieu des années 1960. Le premier trajet d’un train à grande vitesse a été effectué entre 1969 et 1972… En fait, la véritable innovation a été ralentie jusqu’à une progression minimale pour permettre l’exploitation maximale du profit marginal créé par ce microsaut. Le téléphone portable en est le meilleur exemple. On vous pousse à en changer tous les ans soit par obsolescence programmée, soit pour acquérir une avancée technologique infinitésimale. Le néolibéralisme, c’est l’exploitation délibérée de ces microdifférences qui peuvent rapporter énormément plutôt que la poursuite d’un processus d’innovation par grands sauts en vigueur pendant très longtemps. Il y a indéniablement moyen de faire mieux en matières d’énergie, d’alimentation, de transports, de longévité de la vie humaine, de lutte contre les maladies… Pour cela, il faut réorienter la plate-forme matérielle du capitalisme en direction de l’accélération des découvertes dans ces domaines. Ce ralentissement est paradoxal parce dans nos vies quotidiennes, nous sommes de plus en plus sommés de nous investir. Le livre de Jonathan Crary 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (éd. La Découverte, 2014) le démontre de façon explicite. La dernière frontière de la productivité est le moment où l’on dort. Le temps de sommeil a baissé de manière drastique au long du XXe siècle : celui du travailleur moyen est aujourd’hui d’environ 7 heures alors que dans les années 1910, il se situait autour des 9-10 heures.

Politiquement, voyez-vous un modèle à suivre ?

Je m’accroche au possible, aussi fragile soit-il. Podemos, Syriza, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, même le PTB ou Tout autre chose en Belgique… Je m’oppose au cynisme de ceux qui prétendent que  » c’est comme ça « ,  » attendez, vous allez bien voir ; la réalité va vous rattraper « . Tous les prétextes avancés pour se détourner de ces opportunités contribuent au suicide de la gauche et du monde. La gestion actuelle de la gauche institutionnelle comme de la droite relève de la folie furieuse. En France, la première fait passer toutes les réformes dont la seconde n’a pas osé rêver, même s’il existe encore des niveaux variables d’obscénité. Entre un Emmanuel Macron et un Jan Jambon, il y a de la marge.

Les accélérationnistes critiquent une certaine  » fétichisation  » de la démocratie participative, et affirment que  » le secret, la verticalité, l’exclusion ont aussi leur place dans une action effective « . Est-ce vraiment de gauche ?

Les deux ne sont pas incompatibles. L’horizontalité ne sera possible que si elle est organisée. L’auto-organisation est très difficile. Le manifeste des accélérationnistes appelle à une nouvelle stratégie qui n’exclut pas une bonne dose de machiavélisme.

PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALD PAPY – PHOTO: HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » La jouissance de la mort nous dit que nous sommes en vie  »

 » Quand on est spectateur, on est acteur du devenir de ce que l’on a vu  »

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