Delphine Seyrig et l'actrice Viva lors du tournage de Sois belle et tais-toi, 1975. © ARCHIVES SEYRIG

Delphine à tout prix

Actrice pour François Truffaut ou Jacques Demy, Delphine Seyrig ne s’est pas laissé confisquer son image par le cinéma. Au LaM, à Villeneuve d’Ascq, dans la métropole lilloise, une exposition pas banale revient sur ses révoltes et ses engagements.

On se souvient d’elle dans Baisers volés (1968) de François Truffaut. Essoufflée, elle poussait, dans la peau de Fabienne Tabard, la porte de la chambre de bonne d’Antoine Doinel pour une tirade qu’on ne peut écouter aujourd’hui encore sans avoir les larmes aux yeux – l’impression vague d’avoir vécu cette histoire. Sa voix aussi langoureuse qu’aristocratique rappelait ce qu’il y avait de  » lamentable  » dans le platonisme balzacien du Lys dans la vallée.  » Je ne suis pas une apparition, je suis une femme, ce qui est tout le contraire « , précisait-elle au fil d’un plaidoyer charnel adressé à un Jean-Pierre Léaud médusé.  » Madame Tabard  » proposait également au jeune homme un  » contrat « ,  » nous restons ensemble pendant quelques heures et ensuite, quoi qu’il arrive, nous ne nous revoyons plus jamais « , en forme de fantasme ultime du désir adolescent. D’autres pensent à elle en tant que  » A « , dite également  » la femme brune « , héroïne du très culte L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais. Ceux-là ne peuvent voir une femme incliner délicatement le menton vers l’épaule sans penser à elle qui accomplissait ce geste avec une grâce infinie. Mais pour certains, la comédienne demeurera à jamais la  » Fée des lilas  » telle que l’a immortalisée Jacques Demy dans Peau d’âne (1970), personnage éthéré et diaphane enfonçant cette évidence dans la tête d’une princesse incarnée par Catherine Deneuve :  » Si l’on aime ses parents, on ne les épouse pas.  »

Chez elle, le métier d’actrice est le point de départ d’une réflexion sur la condition féminine.

Avec son visage pur, sa voix unique et son physique racé, Delphine Seyrig (1932 – 1990) était, on l’aura compris, pain visuel bénit pour les réalisateurs. Il lui aurait été très facile de bâtir une carrière sur ses apparences avantageuses. Pourtant, quelque chose en elle a dit non, l’a empêchée de poursuivre dans cette voie. Pas question d’être cette  » potiche  » au service d’un idéal féminin mièvre, fruit d’une société genrée agencée pour mettre les corps au service de la consommation. Au début des années 1970, celle qui fut la fille de l’archéologue Henri Seyrig et d’Hermine de Saussure est progressivement passée du refus passif à l’engagement actif. Dès le début de l’exposition présentée à Villeneuve d’Ascq (1), on en prend la mesure à la faveur d’une archive éloquente. On y découvre l’intéressée filmée en 1972 par la RTS (Radio Télévision Suisse). Jupe à carreaux et porte-cigarette, elle est plus élégante que jamais. La scène en question se déroule en noir et blanc dans l’appartement d’une Agnès Varda évoquant le besoin pour les femmes de se faire une place dans le cinéma, univers qui les accueille volontiers en tant que scriptes ou monteuses… mais refuse obstinément de les faire passer derrière la caméra. Volubiles, les deux complices se relaient pour détailler les contours d’un projet commun, Mon corps est à moi, chronique du féminisme qui ne verra finalement le jour que quatre ans plus tard sous l’intitulé L’une chante, l’autre pas (et dont Delphine Seyrig ne figurera hélas finalement pas au générique). L’actrice profite de la conversation pour glisser une petite phrase qui annonce la suite de sa carrière :  » Il y a une dichotomie entre mon métier et moi « , sourit-elle face caméra. Elle n’aura de cesse de combler ce hiatus qui s’ouvre en elle…

Belle et rebelle

Chez Delphine Seyrig, le métier d’actrice est le point de départ d’une réflexion sur la condition féminine. Cette façon significative de nouer l’intime au général fait écho à un contexte plus large : en 1970 est paru Le personnel est politique, essai de référence signé de la main de Carol Hanisch. Seyrig, qui est née à Beyrouth et a passé une bonne partie de sa vie à New York, constate une contradiction fondamentale entre sa profession et la femme qu’elle veut être dans une société pas vraiment prête au changement. Un autre document d’époque souligne ce décalage. En 1972, le journaliste Jean-Pierre Elkabbach l’invite à intervenir lors de l’émission Actuel 2. Le sujet du jour ? L’avortement. Le dispositif paternaliste du plateau, qui vu depuis 2019 fait peine à voir, aligne une série de barbons. Les vieillards ventripotents, flanqués de deux présences féminines ayant tout de l’alibi, ne manquent pas de la faire exploser. Seyrig bout depuis le début de cette piètre pièce de théâtre ; elle ne laisse rien passer, pointant d’un doigt accusateur  » l’écoeurante sexualité vagabonde prêtée aux femmes  » par le jury masculin autoinstitué. Le recul du temps n’arrange rien à l’affaire : on hallucine de se dire que les propos en question passaient comme une lettre à la poste auprès des familles d’alors. Mais pour une conscience en éveil comme la sienne, c’en est trop.  » Nous autres, femmes, ne sommes pas des petits chiens que l’on doit promener « , s’indigne l’actrice, ne comprenant pas qu’il soit demandé à des hommes, plutôt qu’aux principales concernées, de statuer sur la liberté d’avorter.  » En plus, il nous faut demander l’autorisation « , fulmine-t-elle.

Cette expérience couplée à d’autres dépossessions vécues au quotidien, ainsi qu’à une rébellion sentie au plus profond d’elle-même depuis son plus jeune âge, va pousser celle qui a signé le fameux manifeste des 343  » salopes  » ( NDLR : un appel pour la dépénalisation et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse paru en 1971 dans Le Nouvel Observateur) à fourbir ses armes. En 1974, elle rencontre Carole Roussopoulos (1945 – 2009), féministe et figure de l’histoire LGBT en Suisse. La réalisatrice, qui a signé plus de 120 documentaires au cours de son existence, initie la Française à la vidéo. En compagnie de Ioana Wieder, le tandem fonde alors le collectif  » Les Insoumuses « .

Delphine Seyrig et Agnès Varda lors d'une manifestation féministe, en 1972.
Delphine Seyrig et Agnès Varda lors d’une manifestation féministe, en 1972.© CARLOS SANTOS / AGENCE GAMMA, RAPHO & KEYSTONE, 2019

L’économie de moyens qui résulte de cette technologie audiovisuelle d’un nouveau genre est vécue par le trio comme libératrice.  » La vidéo, c’est la possibilité de faire du cinéma sans rien demander à personne « , témoigne la comédienne dans une archive INA. Un nouveau programme en découle dans lequel il sera tout à la fois question de  » restituer la complexité de l’expérience féminine  » et de faire de la caméra non plus un miroir aux alouettes mais  » un dispositif d’écoute et de solidarité « . Pour mieux comprendre la révélation que constitue ce nouveau médium, il faut lire les quelques lignes que Delphine Seyrig consigne dans le numéro 28 des Cahiers du Grif, un périodique féministe fondé à Bruxelles par la philosophe Françoise Collin. La femme qui est en passe de reconquérir son image et celle de ses congénères évoque  » une revanche énorme contre le fait qu’on me convoque à 6 heures du matin pour me faire coiffer, me maquiller et qu’on tourne, et que je doive être comme ci et comme ça, et qu’on me dit non, et qu’il faut recommencer et quand on recommence ce n’est pas bon, on me dit : mais si, c’est très bien comme ça, il ne faut pas t’en faire « .

#MeToo avant l’heure

Dense, l’exposition du LaM déroule un pan conséquent de l’histoire culturelle et visuelle du féminisme à travers de nombreux films, oeuvres, lettres et documents au fil d’une scénographie sinueuse. Le fil rouge est moins la biographie de Delphine Seyrig que sa voix, son réseau et son regard porté sur la société. En sa compagnie, on croise toutes ces figures féminines qui ont fait bouger les lignes. On pense à Simone de Beauvoir, à qui Seyrig rend un hommage sous forme de court métrage ( Pour Mémoire), à la poétesse Etel Adnan avec laquelle elle a voulu adapter au cinéma les très belles lettres que Calamity Jane envoyait à sa fille ou encore à ces 24 actrices dont elle recueille les témoignages dans le documentaire Sois belle et tais-toi, une enquête avant-gardiste sur les rouages inhérents au sexisme dans l’industrie du cinéma. Une prise de conscience qui résonne tout particulièrement à l’heure de #MeToo, preuve de la désespérante persistance des schémas archaïques.

Delphine Seyrig, entre cinéma et vidéo féministe met également en lumière les réalisatrices – Chantal Akerman, Ulrike Ottinger, Liliane de Kermadec ou Marguerite Duras – qui  » ont permis d’ancrer l’artiste dans une recherche autour de la construction sociale et visuelle de la féminité « , comme le stipule la cocommissaire Giovanna Zapperi. Au-delà de la personne de Dephine Seyrig elle-même, le corpus frappe d’ailleurs par le large spectre qu’il couvre, de nombreux documentaires livrant un contenu dépassant de loin le cadre de la France et du champ d’action immédiat de l’intéressée. Ainsi de la section  » Luttes transnationales abordant tant la guerre au Vietnam que la torture en Amérique latine ou les prisonnières politiques incarcérées en Allemagne de l’Ouest « . Il saisit également à la gorge à travers des explorations pas banales – l’antipsychiatrie dont il est notamment question à travers une rencontre entre l’actrice et Mary Barnes, l’auteure du fondateur Un voyage à travers la folie – et des contenus radicaux tels que l’adaptation faite, sous forme de vidéo-tract basée sur une lecture à haute voix, du décapant Scum Manifesto de Valerie Solanas, un brûlot ravageur de 1967 qui taille littérairement les hommes en pièces. Mais rien dans le parcours ne bouleverse autant que Y’a qu’à pas baiser, un court métrage coup de poing dans lequel Carole Roussopoulos donne à voir en temps réel un avortement par aspiration, sujet totalement occulté par les médias traditionnels. Cette séquence douloureuse de huit minutes est ici présentée comme une affaire de femmes opérée en pleine conscience et débarrassée des culpabilités. Elle débute très symboliquement par la restitution d’une image : un miroir est remis à la patiente qui peut ainsi voir ce qui est opéré en elle. La leçon nous arrive tout droit de l’aube des années 1970 : difficile de s’engager plus radicalement contre l’oppression des normes sociales liées à la sexualité.

(1) Delphine Seyrig, entre cinéma et vidéo féministe : au LaM, à Villeneuve d’Ascq (Hauts-de-France), jusqu’au 22 septembre prochain. www.musee-lam.fr.

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