Philippe Delerm, en décapsuleur d'évidences, déconstruit la langue et ses vérités toutes faites. © Jean-Philippe Baltel/isopix

Delerm, il va sans dire

A la manière de La Bruyère, le moraliste contemporain décoche une nouvelle salve d' » instantanés littéraires  » sur la pluie, le beau temps et toutes les tautologies de la vie ordinaire et ses petites phrases pourries de perfidie.  » Et vous avez eu beau temps ?  » Un pari perdu sur l’homme.

On ne pensait guère qu’il y avait tant à dire sur les petites phrases de la vie courante. Ces poncifs et truismes qui nouent les conversations, et les dénouent en même temps. Or, auteur connu de La Première gorgée de bière – et autres plaisirs minuscules (Gallimard, 1997), directeur aussi de la collection Le Goût des mots au Seuil, Philippe Delerm adore cette espèce de microchirurgie du langage qui en dissèque dans son dernier livre – Et vous avez eu beau temps ? – les articulations et les ressorts les plus superficiels, en apparence. Une opération qui dénote, sans conteste, une communauté de destin assez inattendue entre les mondains et les concierges.

Mais que seraient les conversations, si l’on devait s’y passer de médisance ?

Né en 1950 à Auvers-sur-Oise mais issu d’une famille paysanne du sud-ouest, l’écrivain prolifique et talentueux étudiait les lettres à Nanterre en 1969 lorsqu’il se prit d’une monomanie pour La Recherche de Marcel Proust. Jugeant pour lors dérisoire d’essayer d’écrire  » après cela « , il éprouva un brutal rejet de cette envie. Avant de se raviser,  » parce que Proust donne des autorisations « . Parachuté prof en Normandie, où il s’installa d’ailleurs, il se mit donc à la plume. Privilégiant, en invoquant une feinte paresse, des ouvrages courts, denses et intenses, conçus comme des successions rythmées de fragments de réflexion. Un genre très personnellement breveté, le fameux  » instantané littéraire « , dont il reste maître sans partage.

Car rien n’échappe aux sens espiègles de ce faux dilettante qui, des dîners en ville aux petits commerces de village, guette les conversations ambiantes et en démasque les propos les plus convenus.  » Il s’y trouve, dit-il alors qu’on le rencontre justement dans un café animé de Bruxelles, un remplissage du silence. Mais les considérations sur la météo m’ont toujours intéressé. Il n’y a rien de déshonorant à parler du temps qu’il fait.  » Là, on est rassuré. Si Philippe Delerm, en effet, se garde prudemment de toute moquerie, il ne manque pas en revanche de déceler, dans ce discours sur le temps qui ne va jamais comme il faut, une pointe de perfidie. Voire une délicieuse joie perverse.

 » Et vous avez eu beau temps ? « , débute-t-il dans l’ouvrage du même nom, en décrivant la curiosité aigre-douce, la franche hypocrisie même de ceux qui, s’enquérant d’un de ses séjours dans les Vosges, font mine d’ignorer qu’il a fait un temps pourri. Alors que la Terre entière, à une époque  » où les bulletins météorologiques affolent les sommets de l’audimat « , savait qu’un véritable cyclone avait balayé les environs de Gérardmer… A se demander si la politesse et la courtoisie sont jamais bien intentionnées en ce bas monde.

Gageons que le philosophe à peine dissimulé au fond de lui a sa petite idée sur la question. Qui ne craint pas de postuler de la sorte :  » Mais que seraient les conversations, si l’on devait s’y passer de médisance ? Conversation et médisance sont synonymes, comme dire et médire.  » Si d’aventure on se mettait à dire du bien, du haut de notre grandeur d’âme,  » on s’étourdi[rai]t de se sentir si généreux, si bon, si positif. Cela devient tellement surjoué que cela dit de nous tout le contraire. Qui veut faire l’ange fait la bête.  » De même, lorsque quelqu’un vous dit :  » Pour être tout à fait honnête avec toi… « , ou que votre chef vous prend ainsi à part :  » De toi à moi, pour ne rien te cacher, je dois t’avouer que…  » Cela fleure le mensonge (et le mauvais vin) à plein nez.

Et vous avez eu beau temps ? La perfidie ordinaire des petites phrases, par Philippe Delerm, éd. Seuil, 159 p.
Et vous avez eu beau temps ? La perfidie ordinaire des petites phrases, par Philippe Delerm, éd. Seuil, 159 p.

Entre Bruges et Gand

Très à la mode aussi dans les cocktails, mais déjà un rien plus élitiste, cet aveu définitif :  » Je préfère Gand à Bruges.  »  » C’est une préférence respectable, manifestée dans un milieu social évolué. De toute façon, on est entre gens qui ont un peu l’habitude de ce genre de voyages, à la recherche d’une atmosphère cendreuse, hivernale, même au printemps ou à l’automne. On est dans un registre de Nord mental, et c’est déjà une coquetterie raffinée.  » Et de là, l’auteur de jongler avec les suppositions, les interprétations possibles, les intentions cachées de la petite phrase. Où l’on peut notamment soupçonner que celui qui l’énonce est beaucoup moins pour Gand que contre Bruges. Car la Venise du Nord, voilà ce qu’il déteste, cette ville musée infestée de touristes.

Et ainsi de suite : on se régale. Parce que chaque tableau, décidément, rivalise de malice et de bon sens. C’est-à-dire de non-sens en définitive. Le psychanalyste Delerm, décapsuleur d’évidences, continue tranquillement de déconstruire la langue et ses vérités toutes faites. Nourri des Caractères de La Bruyère autant que de Rabelais ou de Molière, le moraliste qui nous croque avec mordacité poursuit sur sa lancée, et n’en finit plus de traquer et de débusquer nos moindres lieux communs. Misanthrope, quelque part ? Evoquant Alceste, Delerm ose prétendre que  » l’absolue sincérité dans les échanges entre les hommes est seulement virtuelle « . Ajoutant, sur la flatterie :  » Ces compliments que l’on m’adresse sont sans doute outranciers, mais ils restent en partie fondés, je ne peux en douter. […] Je vaux ce qu’on m’estime, et ne suis pas assez orgueilleux pour mépriser toutes les vanités.  »

 » C’est grâce au collectif !  »

On devine aisément que le commentaire sportif prête volontiers, lui aussi, à ces imparables analyses. Un vrai gisement. S’il existe, par exemple, sur le terrain de football une figure de style dite du  » petit pont « , on rencontrera toujours également sur la ligne de touche, en fin de match, quelque joueur assez humble pour répondre aux félicitations du journaliste d’un incommensurable pont aux ânes.  » C’est vrai que l’on me voit, parce que je marque, mais c’est grâce au collectif !  » On peine alors à réprimer un vague sourire, surtout en avisant sur son col de chemise une publicité pour la friterie Lambert qui n’est pas sans nous faire songer à un homme-sandwich… Et on est bien tenté de conclure avec Delerm que  » dans son nouveau club, il trouvera bientôt sa place grâce au collectif, et ce ne sera pas tout à fait faux : on ne joue pas au foot tout seul « .

Moins sportif, en tout cas moins fair-play, on évoquera encore ce matin-là l’argument massue du cycliste urbain qui a toujours raison. Tandis que celui-là nous est a priori plus aimable que le chauffeur de 4×4, du moins le crédite-t-on d’être plus écolo et un peu plus zen, il ruinera vite fait son capital sympathie à force de rouler comme une brute, de brûler les feux, de prendre les rues à contresens, tout en invectivant les bourgeois, piétons et automobilistes confondus, jusqu’à leur adresser des gestes peu amènes. Ce n’est pas très poli, mais en toute mauvaise foi, il a raison puisqu’il est à bicyclette. Il souffre d’un affreux complexe victimaire. A plus forte raison, quand il fait mauvais. A propos, dites, comment ça va ? Vous avez vu le temps ? C’est pas pour dire, mais…

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