Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d'observation. Et un tiers de réalité.

Déchantons sous la pluie

Où il est question d’une averse d’eau bénite au-dessus du Geyser et d’un tournage pornographique.

La tempête semblait diabolique et les verres d’eau bien trop petits. On avait beau refermer encore et encore la porte sur la pluie qui arrosait le Geyser (et seulement lui), l’eau montait dans le café, drainant des déchets plastiques des quatre coins de la ville, ainsi qu’une foule de soiffards agitée : des familles excursionnistes, des gens sans le sou, des habitués, des rupins radins, bref, toute la panoplie de clients avides de carafes gratuites, en cette trouble époque où l’eau des cafés faisait des vagues à n’en plus finir, dans l’Horeca.

Ce soir-là, le Geyser semblait plus grand, plus imposant que d’habitude. Sous l’incessante drache, il prenait une allure de péniche tanguant lors d’une manoeuvre mystérieuse. Le troquet paraissait flotter sur la houle indolente du trottoir. Au-dessus de lui, un petit avion vert vrombissait, en croix, dans la nuit liquide, aspergeant sans relâche le bâtiment naufragé, dans une vague odeur d’encens (1).

Et les espions russes sur le toit ? Si on y avait pensé ? Et comment ! Oui, bien sûr qu’ils pourraient se noyer, dans leur nid (2). Evidemment que ce serait embêtant. Quoi ? Ils ont disparu ? Ils sont tout nus là-bas. Où donc ? Sur la terrasse ? Pas possible ! On savait que c’étaient de drôles de zigomars, ces glouglouteurs de vodka, mais quand même…

Le visage de la patronne se crispa d’une grimace mouillée, alors que le vieil Heinrich, l’homme à tout faire, pantalon retroussé jusqu’aux fesses, se répandait en effroyables vitupérations, raclette à la main. Le vieux tournicotait entre les flaques, piétinait les sacs et les bouteilles en plastique qui s’agglutinaient partout, en faisant flic-flac avec les pieds, comme s’il foulait une cuvée de raisins récalcitrants. De la cuisine, où sévissait Bertrand, le cuisinier mélancolique, s’échappaient des modulations funèbres, donnant à la scène une tonalité d’Atlantide, de fin du monde.

Lorsqu’une équipe de tournage poussa la porte (3), réclamant de filmer les ivres nudistes russes qui s’acoquinaient, en chantant sous la pluie, dans les détritus de la terrasse, la patronne se fit geyser furax : prenant soin de ne pas s’embourber dans les ordures, les torchons, les parapluies, les carafes et les caméras, elle flanqua tout ce beau monde dehors. Avisant son cuisinier, elle lui lança, dans un postillon colérique :  » Rendez-vous utile : rangez-moi tout ce plastique, Bertrand !  »

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui démarre, à 20 h 15, sur la Une.

(1) Le 11 septembre, journée de la sobriété, en Russie, trois prêtres orthodoxes ont arrosé, en avion, la ville de Tver avec 70 litres d’eau bénite, afin d’éradiquer l’alcoolisme et la luxure.

(2) Lire  » Le Geyser, nid d’espions  » (Le Vif/L’Express du 3 mai 2018).

(3) Le site porno Pornhub a lancé une campagne antipollution, filmant un couple s’ébattant sur une plage jonchée de déchets plastiques. Les bénéfices engendrés par cette vidéo seront versés à l’ONG écologiste Ocean Polymers.

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