Le trio de tête, de g. à dr. : Eva Zaïcik, Samuel Hasselhorn et Ao Li. © NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

De vives voix

Camille De Rijck a suivi toutes les épreuves du concours Reine Elisabeth 2018 de chant pour la RTBF, en télé sur La Trois et en radio pour Musiq’3. Il revient, pour le Vif/L’Express, sur une édition à grand spectacle, emportée par un chanteur muet la veille encore de monter sur scène.

L’édition 2018 du concours Reine Elisabeth fut rapidement pliée. Non qu’on corrompît le jury avec d’épaisses enveloppes kraft, obèses de devises exotiques, mais le nom du vainqueur apparut comme une certitude dès la première épreuve. Pour confirmer que l’Allemand Samuel Hasselhorn (Göttingen, 1990) méritait effectivement la récompense suprême, il aura fallu écouter 55 artistes chanter chacun dix minutes de musique (premier tour) puis 24 rescapés chanter 25 minutes de musique (demi-finale) puis 12 survivants chanter un bouquet vivace d’airs et de mélodies accompagnés par l’Orchestre symphonique de La Monnaie, sous l’incomparable direction d’Alain Altinoglu.

Arpèges et falbalas

Tourbillon mirobolant de robes et de capes, de fracs et de lamés, de chignons et de brushings, le Cmireb chant cède – plus que ses cousins instrumentaux sans doute – aux sirènes du Technicolor et du glamour. Il demande aux candidats de créer le spectacle dès l’entrée en scène. Par la voix, sans doute, mais aussi par le geste, par le vague pas de deux qu’ils improvisent, par l’étoffe. Voilà pourquoi la première épreuve – celle qui voit défiler tous les candidats – affiche déjà salle comble, car elle tient à la fois du carnaval, du bal de Vienne et du radio-crochet. C’est un brassage habile des mythologies populaires, où le drame est toujours en embuscade. A la télévision, Benoît Vlietinck, réalisateur de la RTBF, zoome sur la joue mouillée d’Héloïse Mas qui vient de chanter Va, laisse couler mes larmes ; dans la salle, les bravos extatiques bondissent de gosiers serrés d’émotion. Les spectateurs s’échangent des regards embués et espèrent retrouver leur favori au prochain tour comme jadis on attendait Cassandra dans le prochain épisode des Feux de l’amour.

Triomphe de la vertu

Samuel Hasselhorn dépasse tout le monde de deux têtes. Au propre comme au figuré. Il y a en lui quelque chose d’inexplicable. Comme une contradiction. Sa voix est d’un métal sombre, riche de quelques aspérités harmoniques, elle est puissante et belle. Son chant respire l’intelligence et la santé. Pourtant, son programme est d’une parfaite austérité. C’est comme s’il venait à Bruxelles pour défier les éléments : imposer l’idée qu’on puisse remporter le plus polyvalent des concours de chant en s’illustrant dans une discipline presque janséniste : le lied.

Son histoire personnelle est touchante : quelques jours avant le début de la compétition, son père est hospitalisé d’urgence dans un état critique. Parallèlement, son épouse attend leur premier enfant. L’émotion l’avait rendu muet. Littéralement. Il est pourtant venu, comme pour chercher du sens à tout cela. Au soir de l’exploit, assis face aux photographes, c’est l’incrédulité qui domine, un questionnement métaphysique traversant son regard :  » Oui, mais alors ?  »

Danse avec les stars

Le cru fut pourtant exceptionnel. Des talents vraiment remarquables, mais des talents quasi trentenaires, un âge où à l’opéra, l’essentiel est déjà dit. Comme s’ils étaient venus chercher ce petit élan supplémentaire qui allait vraiment embraser leurs carrières. Peu de jeunes, donc, mais des chanteurs de métier qui savent comment gérer une salle. Pas de petit ténor, perdu et solitaire, offrant en holocauste le spectacle d’un art dont il n’a lui-même pas encore tout à fait mesuré les prodiges.

La finale aura fermé ses portes à l’un des talents les plus singuliers, celui de la Française Axelle Fanyo. Tourbillon frénétique, bigger than life, dont le manque d’orthodoxie (relatif) n’aura visiblement pas enchanté le jury. Paradoxe d’une discipline qui attend de ses stars qu’elles brisent tous les cadres mais qui ne tolère pas qu’un concurrent s’imagine déjà en haut de l’affiche. Mais à part l’incandescente française – seule Black de la demi-finale – pas d’injustice majeure, le palmarès de la finale ayant su conserver les chanteurs les plus spectaculaires.

Seuls les barytons Alex DeSocio (Etats-Unis) et Yuriy Hadzetsky (Ukraine) sont réellement passés à côté de leur dernière prestation, après pourtant de premières épreuves époustouflantes, et peinant probablement à gérer stress et fatigue. Ils finissent parmi les six lauréats non classés, avec l’élégant baryton argentin German Enrique Alcantara, mal payé de ses efforts ; la Coréenne Sooyeon Lee dont les aigus en mellow cake n’ont pas effacé un air d’Olympia prosaïque et stéréotypé ; Danylo Matviienko, extraterrestre ukrainien qui a offert un programme d’une telle sobriété et d’une telle simplicité qu’à aucun moment on ne l’a cru en compétition. Finalement la Belge Charlotte Wajnberg, âpre combattante, fut trahie par une fébrilité passagère.

La soprano belge Marianne Croux, avec Arie Van Lysebeth, président du jury.
La soprano belge Marianne Croux, avec Arie Van Lysebeth, président du jury.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

L’autre Belge, Marianne Croux, finit sixième. Sur les réseaux sociaux, une dame s’émerveille :  » On dirait Maurane « . La comparaison n’est pas absurde, tant le tempérament de la soprano semble avoir immédiatement touché les foules.  » Elle est si sincère « , murmure-t-on. Et peu importe que son Mozart ait souffert de problèmes d’intonation. La Française Héloïse Mas, avec ses gestes de vestale et son énorme voix de bronze, finit cinquième, petit hold-up du jury qui aurait pu la classer beaucoup plus haut, elle dont la Sapho de Gounod a provoqué le délire de Bozar. L’Espagnole Rocio Perez est un petit bout de femme doué d’un talent de tragédienne évident, dotée d’aigus spectaculaires comme des points d’exclamation. Sa scène d’Ophélie dans le Hamlet d’Ambroise Thomas a également soulevé des acclamations phénoménales. La bouteille de la basse chinoise Ao Li lui aura valu une troisième place, prestations imparfaites techniquement, mais tellement expressives et roublardes qu’elles finirent par balayer (presque) toutes les contestations. Autre mezzo-soprano française du palmarès, Eva Zaïcik s’impose par une musicalité à fleur de peau, un sens de l’économie du geste et la pulpe de son organe fruité. Elle finit deuxième.

Si Samuel Hasselhorn l’a emporté – lui si droit – sur toutes ces merveilles, c’est peut-être parce que le mélomane d’aujourd’hui cherche dans ce monde bien complexe un peu de simplicité. Comme le Bauhaus avait su répondre par ses lignes convexes et ses plans épurés au tumulte ambiant. Comme les infimes variations chromatiques de Rothko avaient su comprendre toutes les nuances du drame des hommes. Ou alors, bien sûr, c’est simplement parce que Samuel Hasselhorn était le meilleur.

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